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Cette Tosca par qui le scandale arrive à Montpellier

, révélé en 2020 à Montpellier par un Barbier de Séville almodovarien, creuse son sillon et impose son style cinématographique avec une Tosca pasolinienne. Créée quelque peu rognée par la situation sanitaire en juin 2021 à Bruxelles, la voici telle que rêvée par son metteur en scène.

Roma 1975. Le cœur se serre lorsque s'affiche en préambule le curseur temporel de Tosca vue par le jeune metteur en scène espagnol. Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, « on » assassina . Sur la plage d'Ostia. À une poignée de kilomètres du Château Saint-Ange où fut assassiné Mario Cavaradossi. C'est à la mémoire toujours vive du grand réalisateur italien mort à 47 ans (il en aurait 100 ans aujourd'hui) que dresse, 47 ans plus tard, le mausolée de sa Tosca. Au parcours touristique de Puccini (Sant' Andrea della Valle, Palazzo Farnese, Castel Sant' Angelo), il rajoute une quatrième station : Ostie. Et ce n'est pas au réalisateur hédoniste des Mille et une nuits qu'il emprunte mais à Salò ou les 120 journées de Sodome, son chant du cygne, œuvre la plus terrifiante de l'histoire du cinéma dès sa sortie quelques mois après la mort du cinéaste. Une radiographie définitive du fascisme : la destruction de l'homme par l'homme. Un film, dixit Bertrand Bonello, que l'on ne peut regarder que seul. De sa sortie à aujourd'hui, le scandale fait film.

La Tosca de Villalobos repose sur un alibi de taille : la description que le livret fait de Scarpia, « bigot sadique qui mêle à la religion ses pratiques libertines et joue de ses talents lascifs ». La messe est dite au sujet de ce Tartuffe conviant Floria Tosca aux parties fines à tendance sado-masochistes qui sont son ordinaire dans un Palais Farnèse bien hospitalier pour les éphèbes dénudés. Villalobos, qui a également bien lu que Tosca est une femme sous influence religieuse (« Elle ne peut rien cacher à son confesseur », dit encore le livret), va décrire le calvaire de cette amoureuse qui perd son amant, mais aussi la foi. Elle ne se jette pas dans le vide. Un éblouissant contre-jour paraphe son apostasie.

En contrepoint de l'horreur scénaristique, le très signifiant décor unique (église, palais, prison) d'Emanuele Sinisi, monté sur un système assez sophistiqué de tournettes parfois contraires, joue en marionnettes de personnages prisonniers d'arcades romanes immaculées évoquant l'architecture mussolinienne. Les lavis de Santiago Ydáñez (une Madone stylisée, des gueules béantes de molosses, les nus suppliciés de Salò, la Judith décapitant Holopherne du Caravage) sont les tableaux de maîtres de cet univers glacial.


Pasolini est invité à Sant'Andrea della Valle, fasciné par des séminaristes très jeunes, très joueurs (et très couvés par le Sacristain), avant de l'être par cette Tosca très fashion victim qu'il s'empresse de cadrer pour un prochain film (on songe bien sûr, non sans émotion, à la relation forte que le cinéaste entretint avec la Callas). Témoin à Farnese des turpitudes de Scarpia, il sera au Château Saint-Ange, après son propre assassinat, avant celui de Mario : un moment fort que celui de ces deux hommes portant la même chemise ensanglantée, réunis par le double scénario de Villalobos. Mario meurt le poing levé comme le jeune héros de Salò. Un spectacle impressionnant même si l'on en questionne la lisibilité auprès de spectateurs peu familiers du réalisateur italien. Il faut par exemple savoir que le propre père du réalisateur épousa l'idéologie fasciste, pour comprendre la présence de Pasolini junior caché sous la table de Scarpia. Cela posé, un spectacle a aussi le pouvoir (le devoir ?) d'inciter à la Culture.

Même si les cloches de l'Acte III nous ont semblé en deçà de ce haut moment de la poésie puccinienne, impose, dès les premiers accords, l'ambition d'une fresque en cinémascope. Une conception elle aussi toute cinématographique, accordée aux voix de fauves des deux héros. , jusqu'au bout ample et généreuse, est en phase avec cette héroïne prompte à prendre la pose : à peine le venin de la jalousie infusé, on est surpris de la sentir prête à se laisser consoler par Scarpia, qui refuse (on saura bientôt pourquoi) cette avance inédite, puis, aussitôt après, de la voir quitter le statut de femme abandonnée pour celui de la star du prochain film de Pasolini ! , Mario aussi puccinien (malgré des Vittoria qu'on attendait comme des Wälse) que son Calaf pour Toulon en 2019, enchaîne dans le même souffle des phrases entre lesquelles il est coutumier de respirer, fait durer les tenues, sans que cela ne vienne nuire à la beauté de la ligne. Le contexte scénique aurait pu en revanche inspirer à l'acteur un investissement physique à l'aune de celui du chanteur. Dès son entrée, le Scarpia de marque le pas : l'orchestre engloutit une intervention censée faire taire tout un chacun, comme il engloutira le Te Deum. Ailleurs la voix fait ce qu'on attend d'elle, sans toutefois atteindre les sommets auxquels le conviaient le couple-vedette. Très bon Angelotti de et excellent Sacristain peu fréquentable (auquel Villalobos règle définitivement son compte en le faisant cracher sur le cadavre de Mario !) de . , comme on s'y attendait, donne beaucoup de relief à Spoletta, à tel point qu'on lui confie même un des Ahimè! du héros. Le Sciarrone de Simon Shimbambu nous a semblé manquer de présence vocale et le Geôlier de d'un brin d'assurance. Belle idée d'avoir convié le haute-contre de Léopold Gilloots-Laforge à incarner le berger-assassin de Pasolini. Le chœur, des premiers balcons de l'Opéra Berlioz, donne la puissance nécessaire au Te Deum puis, de la coulisse, la fluidité mélodique de la Cantate, très finement dosée par .

La Tosca scandaleuse de Villalobos a déclenché aux saluts moult huées (c'est le jeu) mais surtout de regrettables invectives de la part d'un spectateur invitant à mettre à mort le metteur en scène plutôt que Mario ! Dommage pour le Vissi d'arte ainsi gâché, mais plus encore pour ce monsieur auquel Pasolini a déjà répondu : « Celui qui se scandalise est mal informé. »

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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