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À la Monnaie, Tosca actualisée et marquée par le sceau pasolinien

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Bruxelles. La Monnaie. 13-VI-2021. Giacomo Puccini (1858-1924) : Tosca, melodramma en trois actes, sur un livret de Luigi Illico et de Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de Victorien Sardou, Version réduite de Frédéric Chaslin, commandée par la Monnaie. Mise en Scène : Rafael R. Villalobos. Décors : Emmanuele Sinisi. Éclairages : Felipe Ramos. Toiles de Santiago Ydanez. Avec : Monica Zanettin, Floria Tosca ; Andrea Carè, Mario Cavaradossi ; Dimitris Tiliakos, Scarpia ; Sava Vemić, Mario Angelotti ; Riccardo Novaro, le sacristain ; Ed Lyon, Spoletta ; Kamil ben Hsaïn Lachiri, Spoletta ; Logan Lopez Gonzalez, le berger/ Giuseppe Pelosi ; Kurt Gysen, un prisonnier ; Sacha Pirlet, ier Paolo Pasolini junior ; Sean Van Lee, Pier Paolo Pasolini adulte. Chœurs symphoniques de la Monnaie (direction : Alberto Moro) ; Membres de l’orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Alain Altinoglu

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La Monnaie de Bruxelles rouvre prudemment ses portes au public, en cette période de repli de la pandémie, avec une production de Tosca adaptée aux exigences du temps. 


Certes cette réouverture des portes de l'Opéra national belge est une bénédiction, mais elle se fait à un triste prix. Le public est bien entendu prévenu des mesures toujours drastiques qui lui valent cette aubaine. Sur le plan logistique, l'institution ne prend aucun risque : double distribution pour les trois principaux rôles, nouvelle orchestration simplifiée due à Frédéric Chaslin et confiée à une quarantaine d'excellents musiciens (peut-être légèrement amplifiés) correcte mais dépourvue de la géniale rutilance de l'original puccinien ; chœurs invisibles postés dans une salle annexe, dirigés par écran interposé, avec relais de leurs performances via un système de (très) haute-fidélité.

De même, sous les éclairages violemment chirurgicaux de Felipe Ramos, les décors d'Emanuele Sinisi épurés, en blanc et noir, hormis quelques touches rouge sang (tel le manteau de Tosca), basés sur des dispositifs semi-circulaires aux mobiles entrelacements, des grilles et arcades au gré des multiples mouvements du plateau tournant, figurent au fil des actes la chapelle de l'église Sant'Andrea della Valle, les appartements de Scarpia au palais Farnese jouxtant son invisible salle de torture, ou la terrasse du Château Saint-Ange. Ce décorum permet le chassé-croisé des protagonistes du drame dans une totale sécurité, avec une pudeur amoureuse distante frisant parfois le contre-sens au fil des duos des premier et troisième actes.

La mise en scène et la conception de multiplie les références politiques, religieuses historiques et esthétiques. Par cette transposition temporelle de l'action quelque part au milieu du siècle dernier, le drame prend une portée universelle même s'il illustre ici la permanence du mal-être et les démons politiques d'une société italienne gangrénée par la soif du pouvoir, la corruption vénale et la violence organisée. Mais cette réalisation n'évite pas certains poncifs. À vrai dire, les uniformes de cuir des sbires de Scarpia, évocateurs du fascisme, relèvent du même cliché.


De même, Villalobos ose non sans lourdeur et ambigüité le rapprochement victimaire des destins : le fictif Cavaradossi libertaire et républicain bonapartiste est ici frère d'âme et d'armes du sulfureux et bien réel , par la transposition du livret en pleine période de « stratégie de la Tension ». Un figurant sosie du réalisateur-écrivain italien, omniprésent en spectateur muet au premier acte, négocie une passe avec un jeune prostitué homosexuel au prologue du deuxième, et une scène d'ombre évoquera son assassinat sur la plage d'Ostie… par le prostitué/berger instrumentalisé à l'orée du troisième : les paroles du chant confié ici à un falsettiste (remarquable Logan Lopez Gonzalez) prennent ainsi un tragique double sens. Pareillement martyrisés, et étrangement jumeaux par leurs accoutrements maculés de sang, Mario et Pier Paolo se rejoignent par-delà les siècles : chacun détient ses secrets politiques et sa ténébreuse part d'ombre humaine. De même la courte citation de Pasolini projetée en exergue (Je suis un incroyant qui a gardé la nostalgie de la Foi), trouve un écho manifeste dans le Vissi d'arte de Floria Tosca à l'acmé du deuxième acte.

Mais avouons ne pas suivre le raisonnement défendu par le metteur en scène quand il prétend vouloir rapprocher, dans un long texte du programme, les tortures physiques, sexuelles ou psychologiques envisagées ou pratiquées par Scarpia lors du deuxième acte, des scènes d'orgies scatophiles de mutilations génitales, de marquages au fer rouge, de meurtres ou de viols, bref de toutes les images extrêmement crues et intolérables du dernier film de Pasolini, le très contesté Salo ou les 120 journées de Sodome. Car, hormis quelques éphèbes totalement dévêtus et les monumentaux tableaux de Santiago Ydanez – nus « photographiques » figés, gueules grande ouvertes de chiens féroces – , la présente direction d'acteurs reste somme toute très classique et convenue, plus évocatrice que voyeuriste, plus littérale et fidèle que malsaine et insoutenable. L'opéra est avant tout spectacle et, par bienséance, on reste ainsi dans le domaine de la représentation évocatrice et non de l'exhibition provocatrice.

Nous entendons la seconde distribution des rôles. incarne une Tosca plus scéniquement incandescente que vocalement indomptable, par la grande ductilité scénique et la variabilité dramatique de son incarnation, de la jalousie presque animale devant le portrait de la Marie-Madeleine à la folle espérance d'une autre vie sur la terrasse du Château Saint-Ange. De la contrition de son Vissi d'arte (où elle apparaît sensiblement en retrait, question justesse et maîtrise du vibrato) à l'assassine férocité face à son bourreau.

en Mario Cavaradossi est stylistiquement et timbriquement parfait, mais ce dernier élève de Luciano Pavarotti manque sans doute de la puissance incantatoire et de l'affirmation positive des « vrais » ténors pucciniens dans ses interventions les plus héroïques, par la faute d'un volume sonore laissé en veilleuse. Son « Vittoria » au faîte du deuxième acte semble prudent, voire paradoxalement presque timoré. Le Scarpia cruel, arriviste et manipulateur de est un modèle du genre, même si le timbre manque un peu d'assise dans le registre grave et si la noirceur vocale pourrait se révéler encore d'avantage évocatrice. Mais quelle présence scénique !

La distribution des rôles secondaires est sans point faible. Mentionnons en particulier la basse profonde et inquiète de Sava Vemić en Cesare Angelotti, le Spoletta rugueux d'Ed Lyon, ou le Sciarrone cynique et tortueux de Kamil Ben Hsaïn Lachiri. Malgré leur absence physique du plateau, les chœurs excellemment préparés par Alberto Moro s'avèrent d'une grande efficacité et d'une splendide précision. Enfin, il faut saluer la très courageuse et engagée prestation de l'orchestre, même réduit à sa quintessence, mais mené avec flamme et incandescence par un comme souvent irrésistible et diablement concerné.

Crédits photographiques © Karl Forster

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