- ResMusica - https://www.resmusica.com -

À la Monnaie, un Eugène Onéguine en clair-obscur

La Monnaie, quelques mois après une glaçante Dame de Pique, propose Eugène Onéguine dans la mise en scène efficace et épurée de , et sous la direction poétique d'.

Eu égard à la mise en scène lourdement soviétisée d'Eric Vigier présentée voici quinze mois à l'Opéra Royal de Wallonie, celle de ce jour signée propose d'Eugène Onéguine une tout autre vision bien plus creusée et nuancée, à la fois intime et sociologique. L'action est certes légèrement déplacée dans le temps (à la fin du XIXᵉ ou juste avant la révolution avortée de 1905). L'intrigue porte ainsi les stigmates d'une certaine nonchalance oiseuse des boyards provinciaux au sein d'une société patriarcale d'un autre âge, « décadente » sous le poids de la sclérose sociale, exposée à l'envi lors des deux premiers actes – et opposée en tout point aux codes très hiérarchisés de l'élite pétersbourgeoise – croquée sans vergogne au dernier acte : c'est là l'un des principaux ressorts dramaturgiques de cette mise en scène, pour un drame où « amour et désir sont des moteurs de frustration », selon Pelly

L'idée-maîtresse de la mise en espace demeure ce plan incliné central imaginé par Massimo Troncanetti, tout de bois, revêtu et conçu comme un véritable échiquier des relations et des passions. Les principaux protagonistes, par le biais de cet élément pivotant sur lui-même, actionné tantôt par le plateau tournant tantôt par la foule des choristes-moujiks -passent de l'avant-scène à l'arrière plan au gré des dialogues et de l'action. Ces personnages sont symboliquement projetés « hors sol », totalement à l'écart du bon peuple paysan qu'ils dominent. Ce plancher pourra au fil des tableaux du premier acte, se relever à-demi, prenant dès lors des allures de mur-bibliothèque, lors de la conversation entre Tatiana et sa nourrice ou, alors se replier sur lui-même, au cours du monologue de la lettre qui s'y enchaîne : il évoque dès lors, tant l'intimité de la chambre qu'un livre géant (ou une lettre ?) à-demi ouvert, projection à la fois du bovarysme de l'héroïne toute pénétrée de ses lectures, et de la tragédie sentimentale en train de se nouer.

Cette estrade constituera, par son abstraction-même, l'envers et l'endroit d'une même réalité lors du deuxième acte, permettant une rapide transition par un simple changement d'éclairage de la très tendue scène d'un bal festif – où les nantis daignent gagner le parterre ! – au sinistre duel meurtrier. Enfin, totalement métamorphosé, ce socle sous-tendra au dernier acte, un escalier noir, monumental, marmoréen, image d'un pouvoir urbain centralisateur et d'une haute société écrasante – bientôt balayée par la Révolution d'Octobre – dont un Onéguine dandy désabusé sous le poids de ses propres remords sera la victime, à la fois par le truchement de son exclusion sociale et par le désaveu sentimental d'une cornélienne, touchante, mais intangible Tatiana désormais mariée.


L'ensemble de l'opéra baigne, ici, dans un clair-obscur contrebalancé par les spartiates trouées lumineuses de la grande et crépusculaire toile de fond, par les éclairages très étudiés de Marco Giusti, et surtout par les touches pastel des costumes – dessinés par le metteur en scène. Très évocateurs, ceux-ci permettent non seulement de cerner l'époque de l'action, mais aussi profilent temporellement chaque personnage – entre autres, le quatuor féminin liminaire, par le symbolisme des teintes retenues se voudra évocation des saisons de l'âme et incarnation des quatre âges de la vie.

Toutefois, à force de sobriété et de monisme scénographique privilégiant une vision plus sociétale qu'individuelle, la psychologie intime de tout un chacun est quelque peu sacrifiée sur l'autel du passionnel ou du mouvement global. Les grands monologues (scène de la lettre, méditation et l'air de Lenski, intervention du Prince Grémine au dernier acte) nous paraissent figés par le hiératisme abusif de la gestuelle minimale imposée. De même le fatal duel de l'Acte II semble s'éterniser faute de tension palpable au gré des appréhensions de chaque protagoniste !

Pour les quatre rôles principaux, la Monnaie fait appel pour cette production à une double distribution prestigieuse. Nous avons droit cette après-midi à la première d'entre elles.

assure une enthousiasmante prise de rôle en Onéguine : il joue tout en nuances les divers aspects physiques et vocaux d'un personnage complexe tenaillé par un inconséquent ennui, un dandysme irrépressible puis des remords ravageur. Impeccable sur toute l'étendue de la tessiture, incomparable de véracité dramatique croissante et d'implication vocale au fil des actes, il offre une prestation splendide peut-être un rien vocalement cabrée par l'enjeu d'une « première » mais compensée par son intelligent et flamboyant jeu scénique.


Autre prise de rôle : , mozartienne réputée, fêtée récemment à la Monnaie dans un Turn of the srew d'anthologie, joue la carte d'une Tatiana d'abord tourmentée par ses sentiments puis seule maîtresse de son destin, malgré ses propres ambiguïtés. Sa prestation va crescendo : volontairement timide dans le premier tableau, elle s'affirme progressivement au fil du premier acte, lors de sa conversation avec la nourrice puis du long monologue de la lettre, même si la projection vocale est alors, sur les attaques, affublée de « soufflets » dynamiques assez systématiques… Le grave est parfois appuyé mais les aigus sont acérés et limpides. Lors de la scène finale, elle figure l'émoi par un vibrato de plus en plus large mais maîtrisé avant de jouer, par une rectitude un rien factice mais totalement dominée, l'épouse fidèle à son devoir et tenant désormais roidement à distance ses passions d'antan.

Mais incontestablement, le Lensky de est d'une tout autre dimension, à la fois par la pertinence du timbre, très homogène, par la subtilité du legato, par la musicalité de la conduite vocale et par son imparable présence physique, tout au fil du deuxième acte : son grand air précédent le duel constitue sans aucun doute le sommet musical de cette représentation. Olga est incarnée par la mezzo-soprano, quasi alto, , déjà appréciée à Bruxelles tant dans le Macbeth Underworld de Pascal Dusapin, le Time of our singing de Kris Defoort, ou de plus brèves apparitions dans la Lulu mise en scène par Warlikowski . Fraîche, d'une extraversion doublée d'une piquante effronterie durant la scène du bal, son timbre est velouté et jubilatoire et ses graves deviennent somptueux quand le destin s'en mêle et que la jeune fiancée va être potentiellement frappée par le deuil.

Dans les rôles secondaires, soulignons la mezzo-soprano , Mme Larina joviale mais un rien hautaine, au timbre diamantin et à la présence racée, le Prince Grémine de , manquant peut-être un peu de noblesse et d'assise dans l'extrême grave de la tessiture mais déployant, loin de tout protocole, le chant d'amour sincère d'un mari heureux. , pourtant très jeune pour le rôle, est une nourrice Fillipievna des plus crédibles : elle joue la carte de l'intime conseillère de Tatiana par une fort belle vocalité doublée d'une imposante personnalité scénique.

Les rôles plus ponctuels sont distribués avec beaucoup d'à-propos : incarne un truculent Monsieur Triquet et, en parfait ténor de demi-caractère parvient à nous séduire et à nous faire sourire en chantant délibérément « mal » et décousu, comme le supposent le livret et la partition. Mentionnons aussi les brèves mais très soignées apparitions, parfois pour quelques phrases, de Carlos Martinez en procentor, cet arbitre du duel, Kris Belligh en Capitaine Petrovitch ou en Zaretski.

Les , idéalement versatiles au gré des actes et des incarnations, assurent une prestation irréprochable sur les plans vocal et …chorégraphique – avec des pas de danses habilement conçus par , tant pour animer la grande valse du bal que pour « meubler » hiératiquement l'écrasante et célébrissime polonaise, vaste prélude du troisième acte.

Enfin, il y a la direction une fois impeccable et concernée d', stylistiquement et rythmiquement très affutée, d'une fluidité arachnéenne et d'une poésie imbibée de l'âme romantique russe. L'orchestre apparait malléable et en verve, avec une petite harmonie fruitée et un pupitre de cors diamantin.

Bref, voilà une très belle réussite, malgré une mise en scène – un soupçon univoque – à l'image d'une société russe fatiguée de ses clivages et ses paradoxes et au bord de l'implosion.

Crédits photographiques © Karl Forster – La Monnaie

(Visited 790 times, 1 visits today)