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Festival Gustav Mahler de Leipzig : ils sont venus, ils sont tous là…

Douze ans après sa première édition en 2011, le Festival Gustav Mahler réinvestit la salle du Gewandhaus de Leipzig du 11 au 29 mai dans un programme reprenant l'intégralité de l'œuvre mahlérienne, et plus particulièrement l'ensemble de son corpus symphonique, convoquant les plus prestigieuses phalanges et les plus fines baguettes de la planète symphonique…

 

Leipzig, ville musicale s'il en est, qui a vu naitre Wagner et mourir Mendelssohn, qui a su accueillir Schumann, Bach, et encore Gustav Mahler qui y fut Konzertmeister lors de la saison 1887-1888 en remplacement d'Arthur Nikisch malade. Période durant laquelle, il dirigea pas moins de 214 productions théâtrales et 54 œuvres différentes (!) dans la mythique salle du Gewandhaus (ancienne halle aux tissus) qui a vu se produire toute la fine fleur musicale (solistes, orchestres et chefs) depuis sa création en 1781, reconstruit en 1981 à l'occasion du bicentenaire de l'orchestre pour donner jour au bâtiment moderne que l'on connait aujourd'hui.

Contrairement à d'autres compositeurs dont chaque symphonie est une entité propre, le corpus symphonique de Gustav Mahler ne peut se concevoir que comme un tout, animé par le constant désir de construire un nouveau monde, voire une nouvelle cosmogonie, un nouvel ordre à partir du chaos. Vaste et périlleuse quête en neuf étapes achevées (et une réduite à une esquisse parcellaire) reprises aujourd'hui pour le festival.

et les Münchner Philharmoniker : du Lied à la Symphonie

En programmant lors d'un même concert, la Symphonie n° 4 et Le Chant de la Terre, et les Münchner Philharmoniker nous offrent un raccourci saisissant, particulièrement pertinent, et chargé de sens, de la quête mahlérienne visant à réunir dans une même œuvre l'intimité du Lied et la puissance de la symphonie. Un projet fédérateur déjà initié par Beethoven dans la Symphonie n° 9 qui n'aura cessé de tourmenter ses successeurs. A partir de ces deux genres musicaux aussi diamétralement opposés, Mahler parviendra à réaliser une fusion novatrice, déjà présente dans ses quatre premières symphonies inspirées notamment du Wunderhorn, un amalgame qui trouvera son aboutissement dans le Chant de la Terre, véritable symphonie de Lieder. A noter, pour l'anecdote, que ces deux compositions furent toutes deux créées à Munich le 25 novembre 1901 sous la direction du compositeur pour la première, et le 20 novembre 1911, à titre posthume, par Bruno Walter pour la seconde.

 

La Quatrième se démarque des symphonies précédentes par la réduction de l'effectif orchestral, l'absence de chœur, l'absence de programme explicite mais elle s'inscrit toutefois dans la continuité de la quête symphonique par la présence du lied « Das himmlische Leben » (La Vie céleste) autour duquel elle se construit, dont le texte suspendu entre aspiration céleste et joies bien terrestres symbolise toute l'ambigüité de cette symphonie. Une ambivalence dont rend parfaitement compte au cours d'une interprétation de haute tenue qui voit se succéder : un Allegro initial porté par un lyrisme intense (cordes, petite harmonie) dont on apprécie la souplesse, la clarté (contrechants de cor de Matias Piñeira), la fluidité comme la richesse en nuances rythmiques et dynamiques au sein d'un phrasé au tempo assez lent qui va progressivement se dramatiser pour devenir plus menaçant (cuivres, cordes graves, timbales) ; un violon solo accordé un ton trop haut donne le ton du deuxième mouvement, sorte de danse satanique où la mort rode dont Tugan Sokhiev, très justement, n'accentue pas outre mesure le caractère effrayant pour laisser s'épanouir un beau dialogue entre les cordes et la petite harmonie. On y admire la transparence orchestrale qui donne jour à tous les détails de la foisonnante orchestration mahlérienne ; entamé par des cordes graves d'une belle ampleur, bientôt rejointes par les autres éléments du quatuor, puis par les vents (hautbois, cor et basson) le troisième mouvement, Adagio, se développe dans un vaste lamento empreint de dramatisme et de désolation, poignant de bout en bout par son mélange d'élégie, d'angoisse et de lyrisme confondus, brutalement interrompu par un crescendo du tutti qui marque le climax et l'ouverture des portes du Paradis d'où émerge, accompagnée de la harpe et de la clarinette, la voix diaphane de qui nous gratifie d'une Vie Céleste (Das himmlische Leben) bien timide par défaut de projection, malgré la beauté du timbre et des efforts du chef pour contenir l'orchestre, dans la grande nef du Gewandhaus.

Soutenu par la superbe plastique orchestrale de la phalange munichoise et par un admirable casting vocal appariant le ténor et la mezzo , Tugan Sokhiev nous livre en deuxième partie une belle lecture, colorée et contrastée du Chant de la Terre. Avec cette « symphonie de Lieder » nous atteignons au Moi profond de Mahler. Composé dans une période de créativité difficile, (après la crise de 1907 qui verra son départ de l'opéra de Vienne, la mort de sa fille aînée « Putzi », la découverte de sa cardiopathie) Mahler a conscience de la nécessité de poursuivre son œuvre malgré la solitude et la menace de mort, quasiment acceptée. Conçue pour échapper à la malédiction des Neuvièmes symphonies, (Beethoven, Schubert, Bruckner) cette œuvre totale est construite à partir de sept poèmes chinois du VIIe au IXe siècle de notre ère, découverts dans le recueil « la Flûte Chinoise » de Hans Bethge. Mahler y évoque la condition humaine : l'ivresse et le désespoir, la solitude et la nature, la jeunesse, la beauté, le printemps et enfin l'adieu à l'ami se terminant dans un murmure sur le mot « ewig » (éternellement) répété sept fois comme un rite sacré qui laisse entrevoir le passage de l'intime à l'universel.

Comprenant six sections alternativement confié au ténor et à l'alto, on peut lui reconnaitre, dans une analogie symphonique, quatre mouvements : un Allegro initial, Das Trinklied vom Jammer der Erde, où est chantée l'ivresse comme le meilleur remède aux maux humains abordé avec véhémence par , ténor héroïque dont on admire la puissance, la projection et le phrasé justement tranchant qui fait contraste avec la masse orchestrale (cors, bois) ; une deuxième section, Der Einsame im Herbst fait office de mouvement lent, confiée à dans un climat plus chambriste (hautbois, flute, cor) en accord avec son sublime legato ; un Scherzo qui regroupe les trois sections suivantes, Von der Jugend aux accents orientalisants (flute), le gracieux et très agité Von der Schönheit ainsi que Der Trunkene im Frühling , avant que le Finale ne conclut sur un émouvant Abschied empreint de désolation et de dramatisme où et orchestre rivalisent de magnificence dans un adieu pathétique aux horizons bleutés… qui luiront…éternellement…

Andriss Nelsons et le : Une « Résurrection » belle à en mourir…

Probablement une des plus spiritualisée du corpus symphonique, la Symphonie n° 2 dite « Résurrection » répond à un programme audacieux : « Avec les ailes que je me suis moi-même conquises, dans un brulant élan d'amour, je m'envolerai vers la Lumière…je meurs afin de revivre » car elle marque tout à la fois la continuité du projet mahlérien (c'est le héros de Titan qu'on porte en terre et qui ressuscite) en même temps qu'elle confirme l'amalgame entre la voix, le lied et la symphonie. Périlleuse d'interprétation par la nécessaire verticalité de son parcours depuis les ténèbres de la mort jusqu'à la Lumière céleste de la Résurrection, elle impose dans sa lecture une ferveur sincère et une théâtralité mesurée.

Et pourtant…c'est par une entame très théâtrale que s'ouvre le premier mouvement sur les attaques tranchantes des violoncelles qui impressionnent par leur ardeur. Loin de la mort joyeuse de Gustavo Dudamel avec les Münchner Philharmoniker, ou de la péroraison lugubre de Tugan Sokhiev avec le Capitole de Toulouse, Andriss Nelsons choisit une troisième voie plus consensuelle en développant tous les différents climats de la Totenfeier : tour à tour lyrique (cordes), douloureuse (cors), éplorée (cor anglais) ou encore fervente (cuivres et percussions). Conduite sur un tempo assez lent et un phrasé très en relief, imprégné d'urgence, riche en contrastes, suspendu par de larges pauses et nombre de variations agogiques, elle est servie par des performances solistiques superlatives, tous pupitres confondus. Expressivité, dynamique tendue et clarté de la texture orchestrale (beauté des contrechants) constituent indiscutablement les lignes de force de cette interprétation éblouissante de justesse, portée par une maitrise consommée de la direction. Ouvert par le quatuor, le deuxième mouvement, Andante, sautillant, presque galant fait la part belle aux cordes et à la petite harmonie avant de se densifier en se chargeant de menaces. Là encore on y apprécie la plasticité du phrasé comme l'attention apportée aux détails de la partition dans une lecture fédérant vision analytique et unicité du discours. Le troisième mouvement s'ouvre sur de tonitruantes timbales à découvert, avant de se déployer sur le lied « Saint Antoine de Padoue prêche aux poissons » extrait du Wunderhorn. Synthèse de grotesque et de sentimental, suivi d'un impressionnant crescendo puis d'un retour au silence d'où émerge, dans une transition sidérante « Urlicht », (Lumière originelle) lied tiré encore une fois du Wunderhorn dont la mezzo donne une lecture très émouvante. Le vaste Finale, très théâtral, avec cuivres en coulisses, est d'abord habité d'un intense sentiment d'attente qui fait intervenir l'ensemble des pupitres, regroupés ensuite dans un puissant crescendo bien contenu jusqu'à l'entrée retardée pianissimo du Chœur de la MDR-Rundfunk auquel se joindront la soprano et la mezzo . Recueillement et ferveur sont alors à leur acmé dans une magnifique symbiose entre orchestre et voix avant la péroraison finale grandiose et apocalyptique, scandée par de puissants accords d'orgue, qui voit enfin s'ouvrir les portes du Ciel sur le mot « Auferstehen » concluant en majesté cette interprétation d'anthologie !

Crédits photographiques : Gewandhaus © Jens Gerber ; Tugan Sokhiev © Patrice Nin ; Andriss Nelsons © Gert Mothes

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