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À Leipzig, l’Alpha et l’Omega mahlérien selon Daniele Gatti et Ivan Fischer : l’un séduit, l’autre pas

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Allemagne. Leipzig. Festival Gustav Mahler 1860-1911) :
23-V-2023 : Symphonie n° 9 en ré majeur. Budapest festival Orchestra, direction : Ivan Fischer
24-V-2023 : Symphonie n° 1 en ré majeur dite « Titan » ; Adagio de la Symphonie n° 10. Gustav Mahler Jugenorchester, direction : Daniele Gatti

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En programmant la Symphonie n° 1, la Symphonie n° 9 et l'Adagio de la Symphonie n° 10, associé au Jugendorchester et Ivan Fischer à la tête du nous offrent un saisissant raccourci du corpus symphonique mahlérien.

Que de chemin accompli depuis la Symphonie n° 1, créée à Budapest en 1889 dans sa version initiale en 5 mouvements alors que Mahler dirigeait l'opéra éponyme, jusqu'à la Symphonie n° 9, ultime et testamentaire, créée par Bruno Walter en 1912, à titre posthume, un an après la mort du compositeur ; deux symphonies emblématiques qui marquent les deux bornes d'un véritable voyage initiatique, haut en couleurs, mouvementé, cherchant désespérément sa voie entre transcendance et immanence, lent cheminement intérieur vers l'Adieu sereinement accepté, en même temps qu'étape annonciatrice de la « Nouvelle musique » de la seconde école de Vienne qui saura remettre en cause la tonalité, ultime et décisive audace que Mahler ne s'autorisa pas…

Ivan Fischer et le  : La Symphonie n° 9 inondée d'un irrépressible désir de vivre…

Elle prolonge le murmure final du Chant de la terre, symphonie d'adieu à la vie, d'adieu à son œuvre, d'adieu à la symphonie, récapitulative du monde mahlérien : l'harmonie définitive n'y est atteinte qu'a la fin du Finale dans l'acceptation, le silence et la paix. Qu'on l'interprète comme un message d'espérance, comme un adieu d'une douceur déchirante ou encore comme une acceptation sereine du destin, cet adagio conclusif s'impose comme le cœur de l'œuvre.

Ivan Fischer, mahlérien reconnu de longue date, réputé pour ses interprétations souvent originales aux parfums mitteleuropa, auteur d'une intégrale Mahler avec son orchestre de Budapest, se retrouve, ce soir au Gewandhaus, en terrain bien connu avec cette Neuvième symphonie de , déjà enregistrée au disque en 2015 pour Channel Classics et donnée il y a quelques jours au Royal Festival Hall de Londres, dans le cadre d'une tournée européenne. Il nous offre, ce soir à Leipzig, une interprétation en demi-teinte portée par une trop exubérante vitalité et par une direction un peu monolithique qui peine à convaincre totalement, pour se résumer en définitive à un sublime Adagio final.

Périlleux par la nécessité de maintenir la tension et l'unicité du discours au sein d'un tissu orchestral complexe et chaotique oscillant entre la vie et la mort, opposant l'amorphe et le dynamique, le silence et le cri, le premier mouvement Andante commodo est entamé par une mélodie de timbres lyrique et majestueuse (violoncelles, cors, harpe, altos) sur un tempo assez lent où se détachent de beaux contrechants de cor. Mais rapidement Ivan Fischer va, hélas, durcir le trait dans une vision assez monomorphe portée par un phrasé un peu confus par défaut d'équilibre entre les pupitres (cuivres trop sollicités) majoré par une dynamique tonitruante, brute de fonderie, aux contrastes avivés, aux crescendos cataclysmiques, mais bien avare d'émotion. En réservant peu de place à l'indispensable et émouvant syncrétisme devant unir le dramatisme douloureux d'un chant d'adieu et le lyrisme intense d'un inextinguible désir de vivre, Fischer sape les bases de la dualité qui constitue le cœur de ce mouvement appelant sa résolution définitive dans l'Adagio conclusif. Les deux mouvements suivants se montrent plus convaincants : le Ländler impressionne par sa pesante rusticité déployée par un basson goguenard, par le cor solo entaché toutefois d'un fort vibrato et par des cordes aux lourdes attaques, tandis que le Rondo-Burleske développe une polyphonie fournie et désordonnée dans un maelstrom orchestral, interrompu en son mitan par un déchirant solo de trompette, avant de se refermer sur un crescendo cataclysmique. Mais le meilleur moment de cette interprétation discutable est assurément le sublime Adagio final pour lequel Fischer semble retrouver toute sa superbe dans une longue élégie au lyrisme tendu, chargé de nuances, alternant silences et moments plus agités dans une péroraison bouleversante faisant intervenir tous les pupitres à laquelle succède un puissant crescendo scellant le tumulte de l'œuvre avant de retourner au silence après quelques accords pianissimo infiniment prolongés nous laissant entrevoir enfin ces horizons bleutés tant attendus vers lesquels la quête mahlérienne n'a cessé de tendre…

  et le Jugenorchester : Adagio de la Symphonie n° 10 en fa dièse majeur. Symphonie n° 1 en ré majeur, dite « Titan ». Un enthousiasmant concentré de Mahler.

Arrivé tout droit de Dresde où il venait de donner le même programme dans le cadre du Festival de Musique, , dans un clin d'œil au concert de la veille, ouvre la soirée avec l'Adagio de la Symphonie n° 10. Dernière symphonie laissée inachevée à la mort du compositeur (1911), réduite à un Adagio initial de 275 mesures, cette émouvante partition parcellaire, située aux ultimes limites de la tonalité, faite de sanglots étouffés, est celle d'un homme brisé qui a perdu tout espoir dans le Ciel, dans l'amour et dans la condition humaine. Daniele Gatti nous en livre une interprétation d'une sidérante beauté, pathétique déclaration d'amour faite à Alma, chargée de douleur, de nostalgie et de regrets débutant dans un murmure des altos, rejoint par des trombones bien contenus et des cordes somptueuses pour énoncer le premier thème lyrique. On apprécie la souplesse, la fluidité, la clarté et la tension du phrasé qui fait la part belle aux cordes avant qu'il ne se durcisse dans un deuxième thème plus dramatique et dissonant. Gatti, sans partition, dans une gestique limitée mais très explicite, prend la musique à bras le corps et respire avec l'orchestre en alternant épisodes de tension et de détente où se distinguent notamment le violon solo et la petite harmonie. Les deux thèmes s'opposent puis s'entrelacent dans un climat imprégné d'un intense sentiment d'attente jusqu'à un monumental accord dissonant de neuf sons qui marque les ultimes limites de la tonalité, prolongé par une courte coda plus apaisée annonçant le retour à la sérénité et au silence.

La deuxième partie est totalement dévolue à la Symphonie n° 1, dite « Titan ». Mahler en composa une version initiale initiale (1889) qu'il révisa secondairement en supprimant un mouvement lent (Blumine) pour donner à sa partition la forme définitive en quatre mouvements qu'on lui connait aujourd'hui, créée à Berlin par le compositeur en 1896.

Son titre ne s'inspire évidemment pas de la mythologie, mais du héros du poète romantique allemand Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter). Au plan thématique, la première symphonie illustre la continuité, si caractéristique chez Mahler, entre le lied et la symphonie, s'inspirant des Chants du compagnon errant.

Daniele Gatti dont les affinités mahlériennes ne sont plus à démontrer (auteur d'une intégrale Mahler avec l'Orchestre National de France, et dernier enregistrement de « Titan » en 2018 avec le RCO) ouvre la partition dans le climat mystérieux d'une scène matinale dans la forêt lorsque le soleil de l'été brille et scintille à travers les branches. On est au commencement du monde qui s'éveille au son du coucou, puis le monde se construit alternant « suspension » et « percée » (Th.W. Adorno). Daniele Gatti, là encore nous en propose une lecture immédiatement convaincante, sur un tempo assez lent, équilibrée, tendue, et parfaitement mise en place où l'on ne sait qu'admirer le plus de la dynamique fortement nuancée, de la transparence orchestrale, de la subtilité des transitions ou des performances solistiques individuelles et collectives. Le deuxième mouvement répétitif et acharné, essentiellement rythmique se déploie sur un thème d'allure populaire soutenu par une dynamique dévastatrice (cordes graves) brutalement interrompu par un appel de cor qui marque le départ d'un épisode lyrique et dansant d'une rare élégance (cordes, petite harmonie) faisant office de trio avant la reprise écourtée du ländler initial. Le troisième mouvement est une marche funèbre parodique construite autour du célèbre thème de « Bruder Martin » (Frère Jacques) énoncé par le pupitre des contrebasses à découvert, thème qui résume à lui seul nombre de caractéristiques mahlériennes (inquiétude, parodie, tendresse) suivi dans une transition subtile d'un thème d'inspiration très « Mitteleuropa » confié aux vents. Porté par une énergie tellurique et une progression inexorable et dramatique, annoncé par un cinglant coup de cymbales, le quatrième mouvement étale de saisissants contrastes, sans jamais paraitre confus, dans une succession de moments agités et d'intermèdes au lyrisme déchirant (cordes sur une pédale de cor) où l'on est constamment séduit par la beauté des cordes, la vaillance des cuivres, la rondeur des bois et la tonicité des percussions. Une coda triomphale succédant à un monumental crescendo haletant referme cette formidable interprétation portée par une direction exemplaire et un orchestre enthousiasmant de jeunesse et d'envie. Un grand moment !

Crédits photographiques : Ivan Fischer © Sonia Werner ; Daniele Gatti © Matthias Creutziger

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