Qui, pour 2025, aurait parié sur Louise de Gustave Charpentier ? Pierre Audi. Trop tôt disparu en mai dernier, le très regretté et très avisé directeur du Festival d'Aix-en-Provence, avait su réunir l'ensemble des talents nécessaires à la ressortie, du second rayon où il était cantonné depuis plus d'un demi-siècle, de cet opéra aux mille représentations depuis sa création triomphale en 1900.
Qualifié de « Roman musical en quatre actes » par le compositeur, Louise fait figure d'emblème de l'opéra naturaliste dont Emile Zola, après sa formidable saga littéraire des Rougon-Macquart, avait rêvé via ses collaborations avec Alfred Bruneau : Le Rêve, L'Attaque du moulin, Messidor. Ce sera donc Louise qui réalisera l'ambition du grand écrivain, puisque la popularité de l'opéra se prolongea jusqu'en 1956, Charpentier décédant à la veille de la millième représentation. La quotidienneté de ses personnages ordinaires fait même de Louise le grand opéra vériste français. Pourtant, même si son héroïne amoureuse, couturière de son état, fait songer à la cousette de La Bohème, on est loin de Puccini, l'air de Louise Depuis le jour où je me suis donnée étant loin d'être le tube planétaire qu'est Mi chiamano Mimì. Davantage que le contemporain de Puccini, Gustave Charpentier est le successeur de Massenet qu'il admirait malgré sa passion pour Wagner et dont il fut même l'élève. Ce soir, à l'Archevêché, le verdict n'est d'ailleurs pas tendre à l'entracte pour la partition : « ce n'est pas du Puccini, c'est même moins bien que Massenet ». Pourtant à l'issue de la représentation, quelque chose aura bougé. Que se sera-t-il donc passé ? La mise en scène de Christof Loy bien sûr ! De celle rappelant aux oublieux l'importance capitale d'un grand metteur en scène d'opéra.
Christof Loy, décidément très inspiré cette saison après sa passionnante Turandot pour Bâle et la reprise de son bouleversant Peter Grimes à Lyon, approfondit sa mise en scène allemande de 2008 pour dénouer en moins de trois heures le nœud gordien de la psyché de Louise : plutôt que la banale translation de l'amour filial vers l'amour physique, Loy lit dans le sous-texte de l'opéra le calvaire d'une jeune fille qui, trop aimée par son père, détestée par sa mère, se trouve sans défense lorsque survient la question chantée par Camille à l'Acte III : « D'où vient ce sentiment qui nous attire constamment vers les hommes ? » Encore plus improbable pour Louise de passer de l'amour filial à l'amour physique quand ses géniteurs, moins décidés que jamais à desserrer les mâchoires de leur mortifère emprise, décident de contenir les ardeurs sensuelles de leur fille en confiant cette dernière à la médecine, en l'occurrence celle du tristement célèbre Docteur Charcot dont les théories, à l'époque de la création de l'œuvre, avaient encore pignon sur rue à La Salpêtrière où le tout Paris se pressait pour assister à des travaux d'expérimentation sur ce qu'il était commode de qualifier d'« hystérie féminine ».
C'est dans la salle d'attente froide de ce genre d'établissement que l'imposant décor d'Etienne Pluss prive Louise de sa cuisine familiale, de son atelier de couture, et surtout de sa butte Montmartre (Louise est le plus bel hymne rendu à Paris en ville de toutes les émancipations) dont l'on ne percevra la pente que par les baies vitrées de l'endroit sur l'extérieur, et qui nous vaudra une des plus belles images du spectacle lorsque la saisissante arrivée de la Mère la fera disparaître vers les cintres en même temps que les ballons de la fête. Conduite par ses parents dans cette sinistre salle d'attente, Louise aura le temps d'y tenter l'impossible métamorphose entre fantasme (Julien) et réalité (le Père), les deux se télescopant entre rêve et cauchemar dans ce décor au haut pouvoir anxiogène.
Excellemment dirigée, la pléthorique distribution de Louise (du Marchand d'habits à la Balayeuse, pas moins de 39 comprimarii, soit le quotidien naturaliste montmartrois de Charpentier, dont l'on dit qu'il mit beaucoup de lui dans son livret) trouve matière à s'incarner en voix off ou de visu : patientes bien fracassées, accortes couturières s'escrimant autour d'une trop encombrante robe de mariée,… Connus (Marianne Croux, Julie Pasturaud, Frédéric Caton, Marion Lebègue, sans oublier la belle entrée d'une émouvante Annick Massis en ex-Reine de Paris,… ) ou inconnus qui ne le resteront pas (Karolina Bengtsson, Grégoire Mour, Céleste Pinel…) entourent sans faux pas un quatuor de tête appelé à faire date.
La partition est écrite pour un grand orchestre (Giacomo Sagripanti, frais émoulu Chevalier des Arts et Lettres, et l'Orchestre de l'Opéra de Lyon sont à leur affaire dans l'expression de l'intime comme du l'emportement), un grand chœur (impressionnant charivari vocal du Chœur de l'Opéra de Lyon infiltré de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône) et de grandes voix. Elsa Dreisig est de celles-là, dont frappent, en évidente adéquation avec un rôle qui semblait l'attendre, l'immédiate beauté vocale, la jeunesse, l'endurance, et plus encore le grand naturel de la chanteuse, l'actrice se révélant également exceptionnelle, entre la Mère bien toxique assurée avec l'autorité coutumière de Sophie Koch et le Père de Nicolas Courjal, dont la beauté malfaisante démarque le personnage de toute bonhommie, Loy allant jusqu'à l'indicible en faisant du père de l'héroïne, atteinte du Syndrome de Stockholm, le double de son amant. Julien de rêve (passé un début sans filet), presque d'une inconsciente endurance, Adam Smith, passablement (et assez injustement) écorné en Pinkerton l'an passé, persiste et signe en fantasme de prince charmant qu'il ne sera pas davantage cette année. Quelle force de conviction chez les deux interprètes à l'Acte III, leur Hymne à la liberté, vraiment grisant, n'étant pas pour rien dans la volte-face progressive des spectateurs face à la puissance du spectacle. En demandant à la Mère d'endosser aussi les traits de la Première d'atelier, au Père d'incarner le Chiffonnier, à Julien de devenir le Noctambule et même le terrifiant personnage muet apparaissant tout à la fin après l'auto-défenestration ratée de l'héroïne, Christof Loy, comme il avait si bien su le faire pour Peter Grimes, sera allé très loin dans la dramaturgie jusque là bien inoffensive de cet opéra abandonné. Une audace en tous points payante, qui aura ainsi réalisé le vœu de Pierre Audi : remettre au premier plan Louise, opéra qui aurait été unique si Charpentier ne lui avait pas donné suite avec un second intitulé Julien. Pierre Audi nous ayant appris à rêver, pourquoi dès lors, comme pour Requiem et Résurrection, et même pour les deux Iphigénie de Glück en une soirée au Grand Théâtre de Provence, s'interdire de rêver à un futur diptyque Charpentier à Aix ?
Crédit photographique : © Monika Rittershaus
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