Avec un Verbier Festival Junior Orchestra en grande forme admirablement dirigé par un inspiré Stanislav Kochanovsky, cet Eugène Onéguine de Piotr Illitch Tchaïkovski a permis de découvrir et d'applaudir plusieurs révélations lyriques parmi lesquelles le baryton Anton Beliaev, la soprano Mira Alkhovik et le ténor Giorgi Guliashvili.
Traditionnellement, le dernier jour du Verbier Festival offre aux spectateurs un opéra dont les protagonistes sont issus de l'Atelier lyrique du Verbier Festival, un atelier de trois semaines durant lequel des chanteurs en début de carrière viennent parfaire leurs connaissances en matière de linguistique, de coaching vocal et scénique au contact de chanteurs aguerris. Parmi les coachs de cette année émergent des personnalités comme Thomas Hampson, Véronique Gens, Barbara Frittoli ou Sonya Yoncheva.
C'est le chef d'œuvre de Tchaïkovski Eugène Onéguine qui, cette année, a eu les honneurs de la scène comme ce fut déjà le cas en 2017. Si nos lignes avaient souligné l'émergence d'une certaine Adèle Charvet dont on sait depuis la belle carrière qu'elle poursuit, nombre de ces souvent excellents chanteurs disparaissent de nos scènes lyriques européennes pour faire carrière sur d'autres continents. Toutefois, si la prestation de l'Eugène Onéguine de 2017 nous avait laissé sur notre faim, celle-ci s'avère d'un niveau musical exceptionnel. Comme le prouve l'étonnante et remarquable tenue du Verbier Festival Junior Orchestra. Rappelons que cet orchestre est composé de musiciens âgés entre 15 et 18 ans ! Si en 2017, ils nous étaient apparus empruntés et imprécis, la cuvée 2025 de ces « gamins » musiciens s'avère digne des phalanges orchestrales de leurs aînés. Incontestablement, le mérite en revient au chef Stanislav Kochanovsky qui, depuis dix ans et quelques quinzaine de représentations scéniques d'Eugène Onéguine s'est visiblement imprégné de cette musique. A le voir sussurer les mots de chaque soliste, à chercher dans les pupitres le son le plus adéquat au mot du texte comme à l'intention de l'instant théâtral, il se revêt de l'esprit profond de l'œuvre. Il connaît si bien son affaire qu'il pourrait la diriger sans partition. La consultant furtivement, il a tout le temps de chercher une sonorité d'orchestre, un ralentissement, une accélération, l'accompagnement d'un soliste. D'ailleurs on sent les uns et les autres à l'aise, comme libérés du carcan de la musique, de ses intonations, de ses rythmes, pour raconter les tourments de leur être.
Alors qu'il y a quelques jours, certains chanteurs étaient déjà apparus dans la production de Gianni Schicchi et de Cavalleria Rusticana, l'Atelier lyrique préparait la représentation de cette production d'Eugène Onéguine de Tchaïkovski. Fruit d'un travail d'ensemble, sans artistes connus, sans têtes d'affiche, cette production a néanmoins présenté un spectacle dont le niveau musical et vocal a dépassé les intentions.
Il faut souligner, l'homogénéité du plateau vocal de cette production. Dans une mise en espace (Tim Carroll) n'usant que d'une chaise qu'on déplace, d'un morceau de papier, d'un possible crayon, d'une vague robe de chambre, la musique et le chant suffisent à nous raconter le drame. Une distribution d'un niveau que votre serviteur a rarement entendu aussi performant depuis qu'existent ces représentations des étudiants de l'Atelier lyrique du Verbier Festival.
A commencer par le baryton russe Anton Beliaev (Eugène Onéguine) dont l'autorité vocale le place dans l'évidence du rôle-titre. Il a d'ailleurs reçu le Prix Yves Paternot de l'Academy. Suffisant, dédaigneux à souhait, son Onéguine est si imbu de sa personne que même lorsqu'il se rend compte de son erreur passée, de sa condescendance malvenue face à celle qui l'aimait, et l'aime encore, il peine à se départir de sa morgue pour reconquérir cet amour perdu.
Face à lui, la soprano Mira Alkhovik (Tatyana) est d'une féminité bouleversante. On est surpris d'entendre un tel volume sonore dans le corps d'une jeune femme physiquement aussi fine. Quelle puissance, quel timbre, quelle diction et quelle admirable ligne de chant ! A chacune de ses interventions, sans qu'elle se dépense en gestes inutiles, elle occupe toute la scène. On ne voit qu'elle, l'orchestre tout entier disparaissant derrière son chant.
Autre personnage touchant, le ténor Giorgi Guliashvili (Lensky). Quoique un peu engoncé dans son jeu de scène, avec un sens de la phrase chantée d'une grande beauté, une voix mâle au grain chargé d'harmonique, il est un amoureux loin des « Lensky de sucre » habituels. Son registre presque baryton n'empêche nullement des aigus lumineux qui sont autant de cris douloureux d'un personnage rongé de jalousie. Que d'émotion dans son « Kuda, kuda » !
L'aisance vocale du baryton-basse Ossian Huskinson (Prince Gremine) impressionne. Avec une ligne de chant impeccable, il semble n'avoir aucune difficulté vocale. Gardant au visage un sourire constant, tant les aigus que l'extrême grave de son « Lyubvi fse vozrastï pokornï » du troisième acte s'envolent jusqu'aux derniers rangs de la salle.
Des autres rôles, on retiendra la jolie voix de la mezzo-soprano Sofia Anisimova (Olga), tout comme celles de Annabel Kennedy (Madame Larina) et de Lily Mo Browne (Filipyevna). De leur côté, si on a pu apprécier l'assise vocale du baryton-basse Maksim Andreenkov (Zaretzky/un capitaine), le ténor Hugo Brady (Monsieur Triquet) manque d'un peu d'expérience vocale et théâtrale pour apporter vie à cette si charmante personne chargée de détendre l'atmosphère qui règne entre Lensky et Onéguine. Un monsieur de peu de chose mais si bienvenu. Le ténor suisse Hugues Cuénod (1902-2010) en était la référence. On aurait toujours et encore intérêt à l'écouter.
Crédit photographique : © Sofia Lambrou
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