Aujourd'hui, pour la troisième fois, retentissent à l'intérieur des murs du Festspielhaus Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1868), sixième des opéras majeurs de Richard Wagner et pendant burlesque de son Tannhäuser. L'occasion pour le metteur en scène Matthias Davids d'en exploiter à fond la veine comique pour cette nouvelle production. Participent génialement à ce feu d'artifice les directions de Daniele Gatti à la baguette et du chef de chœur Thomas Eitler-de Lint.
Longtemps les notes du prélude, plein d'entrain, de vie, de santé, résonneront dans les oreilles des spectateurs. Tous les motifs du drame musical y figurent dans une forme symphonique, avec force répétitions (principe à l'œuvre encore dans la reprise par Walther de l'air qui finalement le fera gagner), et c'est tout l'art du Festspielorchester, dirigé par Daniele Gatti, d'en faire sentir toutes les nuances d'intensité et l'étagement des lignes, bref d'en livrer une interprétation à la fois claire et expressive sans donner l'impression d'un rabâchage.
Le rideau se lève sur un décor (d'Andrew D. Edwards) plutôt sobre (et suffisant) qui se résume à un très long escalier coiffé d'une église. Détail cocasse près de la première marche : le discret panneau de signalisation triangulaire mettant en garde contre les dangers de chute. Le fougueux Walther von Stolzing (formidable Michael Spyres, tantôt emporté, tantôt mesuré) accoste Eva Pogner (admirable Christina Nilsson, les qualificatifs pour la louanger manquent…) à la sortie de la messe. D'emblée, nous sommes plongés dans l'atmosphère d'une comédie et ne pouvons nourrir quelque doute sur son heureuse issue. Cette jovialité, cette légèreté s'expriment avec beaucoup de naturel dans les déplacements primesautiers de ces personnages ainsi que les échanges qu'ils ont entre eux et avec le couple David (Matthias Stier, personnage bouffon irrésistible dans son genre)-Magdalene (Christa Mayer, très belle voix de mezzo-soprano, parfaite dans son rôle complémentaire aux côtés d'Eva et de David). C'est suffisamment rare, sinon unique, chez Wagner pour être souligné. On se croirait chez Molière ou Beaumarchais. Cette dimension véritablement populaire de l'œuvre réjouit et captive à la fois. Le décor va tourner sur lui-même pour s'ouvrir sur le lieu de réunion de la guilde, où apparaissent tous les autres acteurs principaux : Veit Pogner, le père d'Eva (Jongmin Park, très digne orfèvre à l'exceptionnelle présence scénique et dont la voix de basse profonde emplit toute la salle) ; le greffier Sixtus Beckmesser (Michael Nagy, incroyablement facétieux et hilarant) ; Hans Sachs (Georg Zeppenfeld, LE grand rôle du drame) ; le boulanger Fritz Kothner (Jordan Shanahan, secrétaire) ainsi que tous les autres maîtres. La drôlerie atteint son comble quand la réunion vire au chaos et que les maîtres, tous un peu loufoques, ne dialoguent plus, mais semblent parler en aparté et gesticuler dans le vide.
Les costumes (dus à Susanne Hubrich) mêlent de façon très heureuse les tenues contemporaines et traditionnelles. Car, en pleine bouffonnerie, nous sommes bien dans un ouvrage patriotique, et Hans Sachs chantera que l'art reçoit l'âme de la nation. D'où les chapeaux à plume, les gilets, les culottes de peau tyroliennes, les robes à carreaux, les nattes blondes, les enseignes diverses (bretzel, cochon, clé…) signalant les métiers sur les murs de maisons à pans de bois, les sapins, ou encore les pancartes routières recouvertes de noms fantaisistes (« Bellini – Ufer », « Fliederweg », « Schopenhauer Platz »…) écrits en lettres gothiques. Germanisme certes, mais autodérision de Wagner pastichant dans cette partition certains de ses autres opéras. D'ailleurs, le dernier tableau, d'un kitch assumé rappelant le visuel très graphique et coloré du plateau et du fronton d'un flipper, sera surmonté d'une énorme vache gonflable elle-même bariolée et allongée sur le dos ! Allusion à l'affiche (reproduite dans le programme) dessinée à la fin de la Première Guerre mondiale par Benjamin Rabier, montrant une vache hilare, avec pour titre « La Wachkyrie » !
Le succès de cette production repose donc sur l'extraordinaire inventivité du génial metteur en scène Matthias Davids, qui sait toujours jusqu'où « aller trop loin » et qui signe dans le programme un article intitulé : « Eine kolossale Komödie » Tout est dit ! Tout enchante ici, rien n'est jamais gratuit, tout fait mouche ! Ainsi, à l'acte I, de l'énorme banderole que déroule Beckmesser, sur laquelle sont écrits toute une série d'énormes « Nein » signifiant le jugement tranché du « marqueur » sur la tentative de Walther d'accéder à la maîtrise. Ainsi, à l'acte II, de la cabine téléphonique jaune transformée en bibliothèque gratuite et qui servira de refuge à plusieurs personnages à une cadence rappelant l'enchaînement des gags dans les films de Chaplin. Ainsi, à l'acte III, des deux « couples », l'un (un homme et une femme) aux coiffures blondes et aux robes longues pistache – clin d'œil à Angela Merkel et à ses tenues flashy – ; l'autre, deux « jumeaux » aux cheveux peroxydés coiffés en pétard et à la veste brillante, copies conformes du fameux animateur de télévision allemand Thomas Gottschalk. Ainsi encore, aux actes II et III, des prestations désopilantes de Beckmesser en rock star massacrant son air sur une mandoline dont la caisse, transparente, est en forme de cœur !
Le seul personnage « sérieux » est aussi le plus présent, c'est le vieux cordonnier Hans Sachs. Il faut le très grand talent, la technique et la voix infaillible ainsi que l'endurance d'un Georg Zeppenfeld pour être tour à tour l'animateur bienveillant de la guilde, le conseiller attentif de Walther, le moqueur de Beckmesser, le moraliste amer et l'amoureux malheureux d'Eva. Mais, si les solistes sont tous excellents, il faut également insister sur la performance du Festspielchor – rassemblant diverses nationalités (chilienne, canadienne, finlandaise, néozélandaise, sudafricaine, asiatique) et donc des artistes formés à des écoles différentes –, qui chante d'une seule voix, danse et se meut merveilleusement, selon le rythme haletant des comédies américaines. Dans le long entretien qu'il donne à la Bayreuther Festspielzeitung, Thomas Eitler-de Lint, son chef, affirme qu'il a une idée très claire de la manière dont le chœur à Bayreuth doit sonner. Ce son spécial – « Bayreuth-Klang » – se caractérise par des voix corpulentes et solides avec un timbre sombre. Et d'ajouter que trois choses lui importent : une intonation propre, peu de vibrato et une technique solide. Le résultat est probant !
Cette production ? Une totale réussite ! Le public ne s'y trompe pas, qui réserve à Christina Nilsson un tonnerre d'applaudissements, de hourras et de battements de pieds sur le plancher de bois. La chanteuse en est tout émue. Mais tout le monde est ovationné et l'acclamation dure un gros quart d'heure.
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