L'Opéra de Nice souffle à Paris la création française de Satyagraha, attendue depuis 1983, et conquiert le public avec une expérience aussi immersive visuellement que musicalement.
Malgré le retentissement, en 1976, de la création d'Einstein on the beach en Avignon, c'est Satyagraha, qui, le premier, connut en 1983 les honneurs d'une intégrale discographique (disques CBS), précédant de peu celle d'Akhnaten, troisième volet de la Trilogie des Portraits de Philip Glass, consacrée à trois hommes dont la pensée (scientifique, politique, religieuse) a changé la face du monde. C'est un presque un demi-siècle plus tard (« En musique, il faut cinquante ans pour que quelque chose change » dit le compositeur) que Satyagraha, né d'une commande en 1980 de l'Opéra de Rotterdam, connaît sa création française. La longue attente vient d'être récompensée. Après Avignon en 76 pour Einstein, Strasbourg en 2002 pour Akhnaten, c'est Nice qui aura soufflé à la capitale, en 2025, la création française de Satyagraha.
Trois représentations pour un opéra contemporain donné à guichets fermés sur une Promenade des Anglais que l'on prétend ne jurer que par Verdi et Puccini, voilà une nouvelle qui réjouit. Après Carmen, Traviata et les autres, c'est Gandhi que Bertrand Rossi tient à ajouter à la longue liste des rôles titres du grand répertoire. Gandhi, apôtre de la non-violence, dont les aspirations ont été le ciment de son mouvement Satyagraha (satya=vérité, amour/agraha=fermeté, force). Gandhi et ses Satyagrahi se sont engagés dans une lutte sans concession pour l'égalité des droits entre Indiens et Britanniques : un combat que le jeune avocat qu'il était mena de 1893 à 1914 dans une Afrique du Sud gangrenée par les préjugés raciaux.
Le livret d'Einstein on the beach était principalement fait de notes et de chiffres. Celui de Satyagraha tente un pas tout relatif vers la narration : quelques moments saillants de la vie de celui qui, après son retour dans son Inde natale, allait devenir le Mahatma (Grande Âme) reconnu par le monde entier : son agression à Durban, le quotidien de sa ferme africaine, sa feuille de chou, Indian Opinion, l'autodafé des cartes de séjour…) sont présentés, comme le dit Glass, à la manière des albums-photos dont l'on fait tourner les pages en dépit de toute chronologie, surlignés (en sanskrit) par les préceptes (« J'aime l'homme qui demeure le même avec un ami ou un ennemi« , « Je me mêle aux hommes pour la protection du bien repoussant fortement le mal« …) glanés dans le Bhagavad-Gita. Satyagraha est une « méditation lyrique ».
Au plus près de cet opéra-mantra, Nice convoque pour la seconde fois Lucinda Childs, fidèle parmi les fidèles du compositeur, Bruno de Lavenère, Étienne Guiol et David Debrinay, dont l'Akhnaten avait illuminé la funeste année 2020. Loin de tout réalisme (façon Satyagraha du Met), Lucinda Childs va plus loin dans l'intériorité et l'abstraction qu'Achim Freyer à Stuttgart. Ce qui n'empêche pas la production niçoise d'être la plus spectaculaire des trois. La trop vénérable maison niçoise, prochainement promise à une restauration d'envergure, se voit pour l'occasion rénovée par Étienne Guiol, dont le style a encore évolué depuis Akhnaten. Ce n'est plus le seul plateau qu'il magnifie mais la salle tout entière au moyen d'une vidéo immersive à 360° (comme ont pu s'en rendre compte les heureux spectateurs d'Une journée à l'Opéra, démo de 45 minutes où le jeune vidéaste ambitionne rien moins que d'ébranler les a priori des sceptiques du genre opéra : « Et si l'opéra était fait pour vous ? ») Faisant littéralement exploser l'habituelle proposition du cadre de scène, et très loin du très anecdotique Parsifal avec lunettes 3D actuellement proposé par Bayreuth, le dispositif frappe au contraire par sa totale osmose avec la musique, elle aussi immersive, de Glass. Si le Satyagraha niçois est une première française, la proposition d'Étienne Guiol, promise à un bel avenir, est une première mondiale.
Les dimensions du décor de Bruno de Lavenère (de fascinants rideaux perlés frontaux et latéraux noyés dans la pénombre sur plusieurs niveaux semblant venir du fond des âges, une alternance d'horizontalités mouvantes offrant plusieurs niveaux de jeu surlignés de néons) s'allongent jusqu'au spectateur, inclus à son tour dans le geste de Lucinda Childs, dont la direction d'acteurs, faite de marches lentes et de chorégraphies d'une élégance wilsonienne aligne les moments d'une prégnante beauté. Comme pour Akhnaten, le sublime premier tableau auréole son héros de lignes, de mandalas fantasmés se mettant en mouvement ; les suivants se mettent à redessiner les contours des loges, du plafond, sur lesquels les images nées du plateau partent en goguette… Lucinda Childs n'oublie pas les figures tutélaires (Tolstoï, Tagore, amis de Gandhi et Martin Luther King, futur disciple d'icelui) donnant leurs titres aux trois actes, qu'elle introduit par une phrase manuscrite de chacun d'eux. Posé sur l'ébène d'un sol en miroir démultipliant les protagonistes, un fil de néon contourne la fosse dont émerge la tête de Léo Warynski. La beauté du geste alliée à la beauté de l'image.
D'une indéfectible connivence avec le style du compositeur, le chef des Métaboles, que l'on retrouvera bientôt à la Philharmonie de Paris dans deux autres programmes Glass (celui donné à Mulhouse en mai dernier et l'Akhnaten niçois en version de concert) ose aussi des libertés bienvenues : un second tableau en apesanteur, le ralentissement final… Plus question de la technique de l'overdubbing (la superposition de chaque piste enregistrée séparément) pratiquée sur l'enregistrement de 1983 : les temps ont changé. La phalange niçoise maintient sur presque trois heures la pureté et la transparence d'une instrumentation sans cuivres ni percussions (mais avec l'orgue d'Einstein sur quelques numéros, Satyagraha étant la charnière entre le minimal Philip Glass Ensemble et le grand orchestre classique). Pari quasi gagné pour le chœur toulonnais (la scène masculine qui ouvre le II restant encore un défi), préparé depuis un an par Giulio Magnanini, et dont l'investissement va droit au cœur jusqu'à une impressionnante Marche de Newcastle commencée depuis la salle et s'évanouissant longuement sur le plateau.
Voix pure et port gracieux, l'irradiante jeunesse de Sahy Ratia, en khadi blanc stylisé, incarne à merveille celle de Gandhi. Il est bien entouré par un aréopage d'interprètes sachant chanter le Glass sans faillir : les « vétérans » d'Akhnaten (Julie Robard-Gendre, Frédéric Diquero) accueillant cette fois dans leur cercle d'initiés Karen Vourc'h, Jean-Luc Ballestra Àngel Òdena, et surtout Melody Louledjian, dont la Miss Schlessen particulièrement sollicitée dans sa tessiture élevée, est, à tous les sens du terme, remarquable.
Au dernier acte, le spectateur, se trouve littéralement materné, dans le cocon d'un Opéra de Nice métamorphosé en boule à neige géante. Un spectateur transformé lui aussi par cet opéra chantre de la non-violence (celui dont le compositeur est le plus fier), et même armé, comme le souhaitait dans nos colonnes Romeo Castellucci, pour affronter le mal du monde. Si nécessaire, piqûre de rappel en avril prochain lorsque l'Opéra de Paris montera, enfin, son premier opéra de Philip Glass : Satyagraha.