À Salzbourg, dans l'audacieuse vision de Mariame Clément, le chef-d'œuvre d'Offenbach demandait beaucoup à son spectateur. Le DVD autorise aujourd'hui à l'œil ce que l'immense scène du Festspielhaus lui refusait à l'été 2024.
Pour avoir monté La Belle Hélène et Barkouf à l'Opéra du Rhin, et même collaboré au film de François Roussillon L'Odyssée Offenbach, Mariame Clément connaît bien son « petit Mozart des Champs-Élysées ». S'attelant cette fois au compositeur d'opéra dissimulé derrière l'amuseur public de son temps, et mue par un légitime désir de questionner le génie masculin, elle n'y est pas allée de main morte.
Si on ne sait jamais ce qu'on va entendre lorsque le rideau se lève sur les Contes d'Hoffmann (ici une très intelligente mouture des versions Kaye/Keck, avec récitatifs chantés, et menus aménagements du spécialiste Minkowski), on en connaît bien les fondamentaux : le calvaire amoureux d'un homme (le célèbre E.T.A. Hoffmann, profession écrivain, nous narrant ses amours au prisme de trois de ses œuvres) aux sentiments dessillés par trois femmes (poupée, chanteuse, prostituée, soit la maman et la putain de la tradition réunies en une quatrième : Stella, profession cantatrice). Répété ad nauseam par des hommes, même si, de Chéreau à Carsen, des plus brillamment, le scénario pouvait commencer à lasser. Salzbourg a eu la bonne idée d'inviter un regard féminin à se poser sur un opéra dont la complexité est encore accrue par la mort de son auteur avant achèvement.
Le vrai Hoffmann était donc écrivain mais aussi peintre, compositeur. Aujourd'hui il aurait peut-être été cinéaste, comme celui autour duquel Mariame Clément a décidé de « tourner »: un cinéaste oublié, naguère amoureux de ses actrices, ou de leur reflet, aujourd'hui occupé à traîner un caddie débordant de bobines et de scénarios, qui, entre deux lampées alcoolisées, tente un retour aux sources devant le mur lépreux de ce qui fut peut-être le studio de cinéma qui l'engagea pour une poignée de films qu'il va se mettre à narrer à ceux qui l'ont remplacé. Flash back ! Moteur !
Caddie, mobilier prosaïquement installé à vue, Muse sortie non d'un puits mais d'une poubelle : même si bien déployées sur un des plateaux les plus cinémascopiques de la planète, on conviendra que ces images peu engageantes ne sont pas la meilleure invite à la déconstruction annoncée du chef-d'œuvre. Bien sûr on aurait tort d'en rester là. Car Mariame Clément, bien que peu secondée par une scénographie à 180° des chocs esthétiques qui furent l'ordinaire salzbourgeois cet été-là (Castellucci, Carsen, Sellars, Warlikowski), et par un jeu d'orgues guère soucieux de guider le regard dans la complexité virtuose d'un scénario qui force le spectateur à jouer au yoyo de cour à jardin, a accompli un ahurissant travail de fourmi.
La mise en scène fracture d'abord le mur des souvenirs à jardin pour ressusciter le discutable code vestimentaire des années 70 (les vertes années de son Hoffmann), mais surtout pour montrer comment Olympia, actrice dans un Barbarella bricolé façon Ed Wood, en ne se « cassant » qu'au sens figuré, s'émancipera définitivement du statut de Lolita. Elle nous immerge ensuite dans le vertige d'un second tournage de film, cette fois déployé sur l'entièreté du cadre, via de savants allers et retours entre fiction (le scénario) et réalité (la réalisation). C'est visuellement l'acte le plus séduisant, au terme duquel ce sera Antonia qui quittera le plateau en pleine santé et Hoffmann qui frôlera la crise cardiaque. Deux femmes réfutant toute emprise sur leur destin : voilà à n'en pas douter une complexité supplémentaire pour un opéra qui n'en manquait pas, avant plus intéressant encore : un Acte de Giulietta sans Giulietta ! Le décor pivote tout entier sur un envers du décor qui, même s'il aurait gagné à être plus parlant en terme de réminiscences cauchemardesques, montre l'état de délabrement avancé (la greffe monstrueuse des corps d'Olympia et d'Antonia !) du cerveau dévasté d'un homme (une prise de reflet d'une limpide évidence) qui n'aura guère appris de ses échecs, et que seul l'Art pourra reconstruire. Avec ses interprètes bouleversés, et son Philharmonique de Vienne de plus en plus concerné, l'Acte V n'a plus qu'à faire monter les larmes.
C'est à un investissement interprétatif phénoménal que la vision de Mariame Clément entraîne le trio vedette. Dans le rôle-titre, omniprésent, très habité, Benjamin Bernheim ne cesse d'évoluer sur les cimes interprétatives, avec son indéfectible naturel gestuel devenant la mise en image de sa vocalité confondante. Hilarante, émouvante, génialement polymorphe, Kathryn Lewek réalise le rêve initial d'Offenbach du grand chelem des trois tessitures. Probablement l'une des plus grandes cantatrices-actrices de sa génération, Kate Lindsey en Muse-Nicklausse éperdument amoureuse-amoureux de son Hoffmann, est presque le personnage principal de ces nouveaux Contes. C'est d'ailleurs assez logiquement que la mise en scène utilise le tube de la partition, la Barcarolle, pour réunir et magnifier les talents de ces chanteuses en tous points remarquables.
Si l'on souffre à sa place pour le Andrès-Cochenille-Frantz-Pitichinaccio bien chargé d'un Marc Mauillon toujours impeccable, et sourit parfois au français relatif de l'imposant Christian Van Horn en Lindorf-Coppélius-Miracle-Dappertutto, les comprimarii (Philippe-Nicolas Martin, Jérôme Varnier, Michael Laurenz, Géraldine Chauvet) sont parfaits tout comme le chœur à l'implication très appliquée.
Parfois hiéroglyphiques en salle, ces Contes d'Hoffmann avaient laissé à quai nombre de ses spectateurs. Déchiffrée à bonne distance par la tête chercheuse de la caméra de Michael Beyer, leur cohérence se fait plus évidente et les propose comme une balise dans le destin d'un chef-d'œuvre qui n'en finira jamais d'être achevé par ses interprètes.