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Christie et von Otter dans Serse de Haendel : Bill l’Espiègle

Serse (Xerxès), antépénultième opéra de , est à lui seul un paradoxe.

Il comporte dès son début une des mélodies les plus mondialement connues de son auteur, « Ombra mai fù » ; et demeure pourtant une quasi-rareté. À tel point que si même Admeto et Ezio ont été chantés à Paris, on y attendait encore ce Roi des Perses ! De même, la discographie squelettique (1) – un Mc Gegan introuvable et un Malgoire tristounet chez Sony – n'aidera pas le mélomane à se faire son opinion. C'est dire que l'association inédite de et , grands spécialistes l'un et l'autre, avait pour le Théâtre des Champs-Élysées tout d'un happening.

À l'arrivée, c'est un peu le syndrome du verre à moitié vide, ou à moitié rempli. Selon son humeur, on inclinera davantage vers une globalement bonne soirée – si l'on retient le sans-faute du chef, de son orchestre et de deux chanteurs. Ou bien vers une déception relative, si l'on s'arrête à la scénographie ainsi qu'aux trop nombreuses déceptions vocales. La partition elle-même n'est pas exempte de reproches. Avec Serse, le compositeur explore des voies qui lui sont en partie nouvelles ; des réminiscences de l'opéra vénitien (genre auquel appartient l'Agrippina impériale du même TCE) troussent un canevas qu'on peut qualifier de semi-seria.

La forme sérieuse, avec ses arie da capo cousus main, fait bon ménage avec des truculences, des lazzi, venus tout droit de la commedia dell'arte. Mieux, aucun personnage, fût-ce le pivot Romilda, n'est d'un seul tenant – du meilleur augure pour le mélange des genres. Ajoutée au métier de Haendel, qui n'hésite pas à faire intervenir plusieurs fois des choeurs, cette hybridation aurait dû enfanter un chef d'oeuvre. Il n'en est rien. À cela plusieurs raisons : l'opéra est beaucoup trop long – inversement proportionnel à l'intrigue, des plus superficielles et ténues. Les protagonistes, sans exception, n'ont aucune épaisseur psychologique exploitable. Enfin, l'élan dramatique est inexistant d'un acte à l'autre. Sans doute cette indigence de matériau explique-t-elle les nombreuses » pannes » du compositeur : maints passages d'anthologie ne pouvant gommer de multiples tunnels.

Cela étant, un dramaturge de premier plan eût sans doute pu trouver les arcanes nécessaires à notre enthousiasme. Hélas ! Pourquoi imposer à Christie (qui a travaillé avec Arias, Sellars, Villégier et Carsen, entre autres) – le néant théâtral de Gilbert Deflo ? Une autosatisfaction pédante à l'intérieur même du programme n'y change rien : de minces panneaux peints avec maladresse – évoquant un Orient de pacotille sans second degré perceptible -, voilà pour le cadre. Accessoires et costumes ridicules (le général Ariodate, sorte de Mamamouchi du pauvre !), aucune profondeur de champ, direction d'acteurs inexistante au sein d'une symétrie élémentaire : l'épreuve est rude. Jusqu'à la salle du trône de Xerxès, en carton-pâte rose très kitsch [Acte III], rien ne nous est épargné.

Sous de tels auspices, on est porté à nuancer légèrement le sentiment défavorable qu'on a de quelques-uns des chanteurs. Ariodate a deux filles, Romilda et Atalanta, respectivement Elisabeth Norberg-Schulz et . Ces deux artistes, assurément fines musiciennes, sont malheureusement dotées de minces moyens techniques et volumétriques. La voix métallique et l'absence de projection de la première répondent aux minauderies de la seconde, de surcroît privée de graves comme d'aigus dignes de ce nom. Quelques ornements pas vraiment indispensables exposent crûment ce haut de la tessiture si aigre. Ce n'est certes pas la première fois que Piau révèle de tels handicaps. Même si son professionnalisme ne saurait bien entendu être remis en cause, on reste songeur à l'idée de ce qu'aurait pu faire de deux rôles pareils une Dessay appareillée à la Romilda d'.

A l'opposé, possède tous les moyens de son emploi (et bien plus), mais ils sont comme mis « sous l'éteignoir ». C'est un grand mérite du reste, que de savoir gérer ses limites – sans doute ponctuelles – au point de s'économiser avec habileté sur des morceaux qu'on qualifiera de secondaires. Ce qui permet de donner le maximum dans les airs de bravoure, le fabuleux « Crude furie degl'orridi abissi » de l'Acte III par exemple. On succombe là, sans peine aucune, devant l'Anne Sofie qu'on aime… et on en regrette d'autant plus les nombreux errements : neutralité, voire décoloration de la voix, grelot dans l'aigu, absence de conviction – pour ne citer que ces évidentes marques de fatigue. Le maintien sur scène demeure splendide d'abattage : la seule composition du visage est fascinante. Encore que son maquillage-momification puisse vraiment faire peur ! Reste à savoir si le spectateur vient pour entendre une musicienne de cette valeur assurer avec componction une manière de service minimum.

Une basse et un baryton se disputent des rôles de composition assez courts, avec beaucoup d'enthousiasme et de goût : (Ariodate) et (Elviro). En charge de personnages plutôt comiques, ils offrent un contrepoint plein de tonus à la décevante paire formée par les deux soeurs. Il y a mieux encore : ce sont et Silvia Tro Santafè, le frère et la promise du Roi. Aucun n'est inconnu, le premier ne faisant que confirmer ce que Medea ou Agrippina (entre autres) laissaient présager : rondeur et fruité du timbre, technique sans reproche, tenue impeccable sur toute la tessiture. Par-dessus tout, une présence émotionnelle qui le place désormais au premier rang de ses pairs falsettistes. La seconde – entendue à Paris dans l'Ariodante de Garnier en 2001, avec la même Von Otter – « casse la baraque », il n'y a pas d'autre mot.

Elle a du grave, de l'ambre, de la projection ; de la présence, de la finesse – de la rouerie comme de la grandeur. De la coloratura à revendre, même si elle doit en corriger quelques approximations. Le volume et l'homogénéité des registres font qu'elle possède les atouts maîtres d'une Podles et d'une Bartoli, sans aucun de leurs travers. De plus, elle est incroyablement belle ! Lorsqu'elle se « détravestit » à la fin, elle compense sa petite taille par un port à l'image de sa voix : royal. Sa très grande jeunesse demande encore un peu de patience ; si le succès ne lui monte pas à la tête, une grande carrière (pas seulement dans ce répertoire, d'ailleurs) se dessine pour elle.

Cela n'échappe pas à , qui la couve avec une attention toute paternelle. Le fondateur des « Arts Flo » renouvelle les sortilèges d'Orlando, Alcina ou Rodelinda qui font de lui sans doute le plus doué de nos chefs haendéliens. Grand pourvoyeur d'agogique baroque, il laisse comme personne respirer ce qui halète, et palpiter ce qui s'alanguit. Nanti au violoncelle d'un continuo de rêve et de bois magnifiques (la flûte à bec !), il accorde toujours la place qui lui revient à la malice. Et couronne sa direction philosophale par un ensemble final avec choeurs d'allure très retenue, empli de double sens, de tristesse à peine cachée : alla Mozart. Un grand merci à Bill l'espiègle.

1. Pour le moment ! En effet, cette production Christie fera l'objet d'un enregistrement à sortir chez Virgin en 2004.

Crédit photographique : © Alvaro Yanez / Théâtre des Champs-Elysées

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