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La folie transcendée à l’Opéra National du Rhin

Encore une admirable réussite à mettre au crédit de l'Opéra du Rhin. Cette Lucia pourra sans doute compter comme l'un des triomphes de cette saison 2006-2007.

Scéniquement, malheureusement, cette nouvelle production n'offre pas grand-chose à voir : une scène vide, seulement meublée par une immense pale dotée d'une surface noire d'un côté, et d'un étrange miroir doré de l'autre. Pendant près de deux heures, cette pale, avançant ou reculant parfois, ne cessera pas de tourner, encombrant plus la scène qu'autre chose.

Certaines idées du metteur en scène restent confuses : pourquoi diable fait-il entrer Alisa sur une bicyclette ? Et pourquoi la faire incessamment entrer et sortir sur son vélo, sinon pour « meubler » la scène de Lucia ? Avant la confrontation entre Lucia et son frère, Normanno dispose six chaises à l'avant-scène, sans doute une préfiguration du célébrissime sextuor qui suivra la signature du contrat de mariage par l'infortunée Lucia. Ce fameux mariage est l'un des seuls moments où la scène s'anime, avec l'arrivée des choristes, étrangement vêtus, comme lors d'un bal costumé. Quant à la très attendue « scène de la Folie », c'est elle qui semble avoir inspiré le plus le metteur en scène, avec le miroir doré maculé de sang, sang sur lequel Lucia dessine un grand cœur. L'arrivée de cette dernière, traînant le corps d'Arturo derrière elle, est saisissante. Mais mis à part ce vrai moment de dramatisme scénique, la mise en scène reste très impersonnelle et ne porte aucunement la marque de son concepteur, , qui nous avait habitué à des visions bien plus personnelles.

Vocalement, il en va tout autrement. L'Arturo de , remplaçant , est bon, malgré un manque certain de résonances. Il semble souvent être obligé de pousser sa voix pour atteindre les aigus, forçage marqué par son vibrato, déjà très envahissant pour son âge. Le Raimondo de a fait très forte impression, grâce à sa voix puissante, bien timbrée, sa somptueuse couleur sombre (qui rappelle un peu le personnage de Sarastro) et sa grande étendue vocale. Il incarne avec beaucoup de vérité son rôle de prêtre tiraillé entre la loi et sa tendresse pour Lucia. est un formidable Enrico, aux aigus triomphants, mais il s'est vraisemblablement trompé de tessiture, car il possède toutes les caractéristiques vocales du ténor, notamment l'illumination que subit son timbre lorsqu'il monte dans l'aigu. D'ailleurs, il finit son duo avec Edgardo à l'unisson avec son partenaire ! Et ce qui tend à prouver son appartenance à la catégorie des ténors, n'est pas le fait qu'il atteigne les mêmes notes aiguës qu'Edgardo (d'autres barytons avant lui avaient de tels aigus), mais que, sur ces notes aiguës, sa couleur vocale est exactement la même que celle du ténor.

Le ténor sus-dit, , est un Edgardo idéal : splendeur du timbre, puissance de la voix, raffinement de l'interprétation, on ne sait que louer le plus. Tout au plus peut-on noter un léger forçage dans l'aigu, notamment sur les voyelles ouvertes, où sa voix, admirablement placée sur le reste de la tessiture, à tendance à partir « en arrière ». Alors qu'on le disait un peu pataud sur scène, il dément admirablement cette affirmation, en faisant preuve d'un jeu scénique sobre, sans gesticulations ni grimaces, mais toujours parfaitement en situation. Pourtant, l'incontestable perle de la soirée reste l'admirable Lucia de . Véritable soprano lyrique, elle démontre ce qu'est une Lucia dotée d'autre chose que de suraigus. Tout est musicalement en place, la technique est souveraine et son incarnation scénique est superbe, notamment dans la scène de la Folie, où elle prouve que la déraison de Lucia peut être belle et touchante. L'actrice est habile, en déguisant notamment la fin du contre-mi bémol final, où elle frôle l'accident tant cette note est tendue pour elle (car à la limite absolue de sa tessiture), en dernier soupir de l'héroïne. Elle et son époux à la ville (, ndlr) semblent véritablement heureux de jouer et chanter ensemble (pour l'anecdote, c'est sur cette même scène strasbourgeoise, dans la Traviata, en 2003, qu'ils se sont rencontrés), et cette évidence transparaît dans chacun de leurs gestes, ce qui renforce l'impression de fusion entre leurs deux personnages.

Les seconds rôles sont bien tenus : Alisa est joliment incarnée par Carolina Bruck-Santos et Roger Padullés offre un portrait convaincant de Normanno, malgré une (belle) voix qui passe difficilement la rampe. Les chœurs de l'Opéra du Rhin sont, comme toujours, excellents. Il est regrettable que le metteur en scène ne les ait pas davantage mis à contribution et guidés. Pendant que Raimondo leur expose la mort d'Arturo, les choristes, assis aux pieds du prêtre, ne semblent nullement effrayés par le récit sanglant qui leur est conté, ce qui annihile toute crédibilité. Seul Alain Domi, récent interprète du rôle-titre de Delphin Poulopeau, semble vouloir montrer une vérité dramatique.

L', en progrès constants par rapport à son « grand frère » l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, est conduit de main de maître par , qui aime visiblement cette partition et qui le prouve, en soutenant à chaque instant les chanteurs et en faisant respirer l'orchestre avec eux. La présence de l'harmonica de verre, merveilleusement tenu par , rend, par la sonorité étrange, comme venue d'un autre univers, de l'instrument, plus irréelle encore l'ultime intervention de Lucia.

Grâce à cet immense détail instrumental et à un couple formidable chantant d'une même voix, cette Lucia di Lammermoor achève de nous convaincre qu'elle restera définitivement dans les annales de l'Opéra National du Rhin.

Crédit photographique : © Alain Kaiser

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