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Ariodante à Genève, un gâchis rageant

Dans une interview parue dans un journal romand quelques jours avant la première représentation d'Ariodante, Pierre Strosser déclarait qu'une « mise en scène qui ne s'oublie pas n'est pas une mise en scène ».

N'en déplaise aux affirmations du metteur en scène, on se souviendra avec bonheur de son récent Meistersinger von Nürmberg de Wagner, comme de De la Maison des Morts de Janáček. Aujourd'hui pourtant, il est difficile d'accepter les déclarations de Pierre Strosser au vu du spectacle qu'il présente au Grand-Théâtre de Genève. Sa mise en scène le poussera aux oubliettes de nos mémoires. Mais peut-on vraiment parler de mise en scène, alors qu'il nous montre les lentes déambulations de ses protagonistes qui, leurs passages musicaux terminés, vont se parquer sur les bords de scène sans autre raison que d'assister à la déclamation de leurs collègues ? Non, cette mise en place est ratée. Non pas dans les (rares) idées qu'elle véhicule mais dans l'impossibilité du metteur en scène d'aller au bout de celles-ci. Ratée au point de fâcher. Avoir en main l'un des plus beaux opéras de Haendel pour un tel gâchis est rageant. Certes l'intrigue d'Arioste n'est pas très sophistiquée. Ariodante amoureux et promis à Ginevra est jalousé par Polinesso qui cherchera à faire capoter l'idylle pour s'emparer du pouvoir. Pour autant, ce simplisme apparent ne cache-t-il pas des enjeux de séduction, de pouvoir, d'humanité. Strosser les occulte. Sans caractérisation de ses personnages, sans aucune direction d'acteurs, il semble volontairement ignorer ce pour quoi il a été engagé : Raconter !

Et comme si cela ne suffisait pas à saboter le plaisir de l'esthète en quête d'un spectacle qui le fasse, sinon rêver du moins réfléchir, l'absence de décor, sur une scène parsemée d'objets aussi inutilisés que superflus, n'a d'égal que des costumes (mal) taillés dans la banalité. Avec un Roi d'Ecosse vêtu d'une robe de chambre dégottée dans un «décrochez-moi-ça» et sa fille attifée d'habits d'une taille incertaine, Ariodante en pantalon trop longs, trop larges et blouson de cuir, on croit assister à un remake bon marché de West Side Story.

Autour de quelques marches d'une estrade ou d'un cheval-jouet, chacun se projette dans une histoire sans relation avec celle du livret, et encore moins avec celle des autres acteurs. Ne croyant pas à sa propre vilenie, Polinesso est sans malice. Dalinda, oie blanche dans un tailleur de stewardess des années cinquante, est une potiche. Peu réalistes, les scènes tournent au pathétique. Ainsi, difficile de réprimer un rire embarrassé quand, dans son délire, Ginevra s'embardoufle le visage d'une hypothétique crème à raser. A moins qu'il ne s'agisse d'une couche de protection solaire «écran total». Trois heures d'un ennui scénique allant grandissant. L'atmosphère lourde d'une scène noire plombe l'énergie des protagonistes qui tentent désespérément de sortir l'intrigue de la torpeur dans laquelle l'immobilisme théâtral de Pierre Strosser les plonge.

Derrière l'agacement de cette mollesse scénique, seule l'éclatante distribution féminine convainc la majeure partie des spectateurs. Toutefois, les deux entractes ont pour effet d'éclaircir les rangs du public, laissant aux amateurs de belle musique le privilège (?) d'une vision dégagée de la scène et de l'orchestre. Parce que la musique est somptueuse. Admirablement portée par la mezzo américaine , elle tient l'audience en haleine. Véritable égérie musicale de cette soirée, avec une assurance vocale à toute épreuve, une préparation exemplaire, elle chante et vocalise avec une désinvolture renversante. Charismatique et très bonne actrice, elle compose un Ariodante d'une saine et insouciante jeunesse. A lui donner la réplique, on aurait aimé que la Ginevra de soit théâtralement plus investie En particulier dans ses duos amoureux avec Ariodante. Usant d'un matériel vocal étendu, la soprano française imprime son intériorité d'accents intimes jusqu'à étrangement détimbrer son instrument. Si le chant est souvent beau, il y manque parfois le soin d'un phrasé qu'on attend de la part d'une artiste de ce niveau.

Remplaçant la soprano Sandrine Piau qui a annulé tous ses récents contrats pour soigner chirurgicalement quelques problèmes vocaux, Amanda Forsythe (Dalinda) respire la fraîcheur, et c'est un régal de l'entendre vocaliser sans apparente difficulté. La mezzo devait tenir le rôle de Polinesso, mais son récent accouchement l'a contrainte à déclarer forfait pour cette production. On reste plus réservé sur la performance de sa remplaçante, la mezzo qui, probablement par manque d'expérience scénique, n'offre pas la malfaisance du personnage. Dotée d'une voix intéressante, la chanteuse doit encore s'affirmer tant dans les extrêmes de son registre que dans sa puissance vocale. Quant aux messieurs, ils confirment une très désagréable impression d'impréparation à la partition haendélienne lorsqu'ils se montrent incapables de chanter ensemble le chœur final de l'opéra alors même qu'ils tiennent la partition en main ! Comme soliste, le ténor déçoit. Techniquement à la peine, se permettant d'inadmissibles approximations vocales, incapable de tenir les vocalises, forçant constamment sa voix, on est loin de la bonne image qu'il avait laissée lors des représentations zurichoises de Sémélé. De son côté, la basse laisse indifférent tant il parle plus qu'il ne chante.

Pour la première fois, l' fait son entrée dans la fosse du Grand Théâtre. S'il s'acquitte honnêtement de sa tâche, peut-être faut-il regretter qu'il ait accepté de paraître dans ce répertoire, cet ensemble n'étant pas coutumier ni du diapason ni des instruments baroques. S'en suivent quelques coupables flottements certainement aussi imputables à la direction plus musicale que rigoureuse de .

Au terme de ce spectacle reviennent en mémoire les mots de Sacha Guitry : «Le théâtre est le seul art vivant où l'on paye avant de consommer». Heureusement, sinon cet Ariodante ne serait pas rentré dans ses frais !

Crédit photographique : (Ariodante) ; (Ginvrea) & (le Roid'Ecosse) © GTG / Pierre Antoine Grisoni

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