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Mal parti, finalement Don Carlo triomphe

L'affaire semblait bien mal partie.

Dans cette reprise de la production de Don Carlo mise en scène en 2002 par et , les deux metteurs en scène français indisponibles à ces dates n'ont pas pu reprendre personnellement leur travail. Comme c'est souvent le cas en pareilles occasions, on s'attendait à une «production raccroc» indépendamment du talent de celui qui reprenait le flambeau. Comme si cela ne suffisait pas, dix jours avant la première représentation, en pleines répétitions, c'est le chef italien (45 ans) qui déclare forfait. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, à deux jours de la première, le ténor , qui devait tenir le rôle-titre doit aussi être remplacé. Ajoutant à cela que la soprano chilienne Cristina Gallardo Domas annoncée en début de saison pour tenir le rôle d'Elisabetta di Valois se voyait remplacée par la canadienne Michèle Capalbo, il y avait de quoi s'inquiéter de la qualité du spectacle qui allait être présenté.

Les sceptiques et les grognons en ont été pour leurs frais. La soirée fut un triomphe unanime du public et de la critique. Avec une très belle maîtrise, Enrico de Feo (dont les Nozze di Figaro à Lausanne, nous avaient enchantées) se joue de l'aridité des décors de , où un rideau de velours rouge glissant lentement sur le côté de la scène découvre de grands panneaux mobiles s'ouvrant et se refermant sur les personnages et leur intime. Son intelligente lecture rehausse la clarté de la mise en scène originelle livrant une approche plus claire des enjeux qui se cachent derrière chaque protagoniste. Certes, les costumes (Agostino Cavalca) parlent d'eux-mêmes. La somptueuse robe bleue d'Elisabetta di Valois évoque la pureté des sentiments, la sagesse, l'amour pur, s'opposant à la robe rouge vif de la Principessa Eboli vêtue de la passion et de l'ambition. Le jeune Tebaldo qui l'accompagne dans son fourreau vert livre sa jeunesse. Quant à Filippo II, il est évidemment vêtu d'une redingote pourpre, symbole de la puissance et de l'autorité alors que le Grand Inquisiteur, ganté du rouge sang de ses victimes, sème la mort dans sa soutane noire, pendant que dans la redingote brune de Rodrigo, marchese di Posa jaillit son honnêteté au pouvoir. Tant de portraits brossés par ces admirables costumes. Encore faut-il leur donner vie. À ce jeu, Enrico de Feo tire admirablement parti des personnes qu'il dirige.

Certes avec le feu qui dévore le chant de Sylvie Brunet, la Principessa Eboli ne pouvait rêver de meilleure interprète. Avec une technique vocale impeccable, se jouant des vocalises avec une légèreté que la mezzo semble aujourd'hui être seule dans ce registre à posséder, elle met le feu au plateau. Que d'ambition dans son personnage, que de délire dans son repentir tardif. Sylvie Brunet forte de sa personnalité incandescente personnifie ce que l'art lyrique doit être : un théâtre chanté avant un chant mimé. À ses côtés, l'autorité vocale du jeune (Filippo II, rè d'Espagna) laisse pantois d'admiration. A peine trente ans et quelle voix, quel phrasé, quelle maturité. Déjà à Avignon son chant avait conquis le public. Ici, il sublime son personnage en le parant d'une théâtralité impressionnante. Son regard bleu-acier foudroyant ses opposants, sa stature imposante, en fait un roi d'Espagne d'une autocratie naturelle. Bien sûr, la voix est empreinte d'accents russes, mais parmi les plus beau Filippo II de l'histoire de l'opéra ne compte-t-on pas Nicolas Ghiaurov et Boris Christoff ? Quant au Don Carlo du ténor , s'il n'a plus la jeunesse physique du rôle, à travers sa ligne de chant qui n'est pas sans rappeler l'élégance d'un , il force la crédibilité de son personnage. Artiste sensible, son duo « Perduto ben, moi sol tesor » avec Elisabetta prend des allures subliminales quand il lance un « O prodigio » d'une authenticité qui donne la chair de poule. L'équilibre de la distribution aurait été rompue sans la remarquable utilisation musicale et théâtrale de la jeune Michèle Capalbo (Elisabetta di Valois). Abordant le rôle pour la première fois, sa relative pâleur vocale est utilisée pour en faire un personnage dont la jeunesse et l'inexpérience la confinent dans la retenue. Retenue théâtrale d'abord, avec des déplacements dont la lenteur exacerbe la dignité de sa position hiérarchique. Retenue musicale ensuite, car si l'instrument est bien en place, la soprano canadienne n'a pas encore la «bouteille» des grandes solistes du rôle pour l'utiliser autrement que pour laisser l'impression de l'immaturité de la jeune fille qu'on a mariée contre son gré. Plus réservé notre jugement sur l'impressionnante basse de Kristin Sigmundsson (Il Grande Inquisitore). Si le personnage trône l'élément terrifiant de l'intrigue, il n'est pas indispensable de tonitruer le chant. De la perte de sa maîtrise de la ligne de chant surgit alors un parlé-chanté peu de mise avec la musique verdienne. Hormis la prestation quelque peu décevante du baryton (Rodrigo, Marchese di Posa) dont la justesse laisse souvent à désirer et dont le phrasé se rapproche plus du chant wagnérien que de celui de Verdi, la distribution genevoise est en tous points remarquable.

Dans la fosse, le chef dynamise un bel dont on aurait apprécié un travail des cordes plus constant, comme il l'a si bien souligné dans l'introduction de l'air de Filippo II « Ella gammai m'amo ». Quant au Chœur du Grand Théâtre de Genève, il est devenu un lieu commun de nos lignes d'en vanter l'excellence. Dans cette production, l'italianité de leur prestation semble coller à leur chant, comme une naturelle évidence. Du très très beau travail.

Crédit photographique : Michèle Capalbo (Elisabetta) © GTG/Isabelle Meister

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