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Admirable Hannigan dans Written on Skin à Munich

Un an déjà. Depuis sa création en juillet 2012, et malgré la déplorable annulation de sa création italienne pour cause de caisses vides (ou d'indifférence à la culture), l'opéra de aura fait le tour de l'Europe, et ResMusica peut être fier d'avoir accompagné ce chef-d'œuvre sur son parcours, d'Aix à Toulouse et maintenant à Munich, en attendant Paris à l'automne.

L'Opéra de Munich, qui n'était pas coproducteur du spectacle, a eu l'excellente idée de le présenter à la fin de son festival lyrique annuel, qui n'est pas vraiment un haut lieu de la création contemporaine mais montre ainsi son ouverture à d'autres horizons que celui des Verdi et Wagner qui, en cette année bicentenaire, aura mobilisé l'essentiel des forces de la maison. Inutile de dire que, même dans ce contexte, le succès est au rendez-vous : sans avoir besoin de brader les places, la salle est pleine, et même si elle n'offre pas cette fois de standing ovation comme à Aix, elle n'en accorde pas moins de généreux applaudissements à une troupe en partie renouvelée.

Le succès du spectacle, on l'a assez dit, est double. Il y a d'abord la partition de Benjamin, écrite sur un livret limpide et poétique de Martin Crimp. Certains compositeurs croient bon de prendre à bras le corps les grands problèmes philosophiques du temps en croyant ainsi atteindre plus facilement l'universel – avec comme résultat fréquent l'accumulation de clichés et la platitude ampoulée, voyez Dusapin, voyez Babylon de Jörg Widmann et Peter Sloterdijk, voyez Dionysos de Wolfgang Rihm « d'après » Nietzsche. D'autres savent que l'universel ne se décrète pas, mais qu'il vient de lui-même si vous lui laissez le champ libre : pour ne parler que d'Aix, voyez Julie de Philippe Boesmans d'après Strindberg il y a quelques années, et voyez Written on Skin. Une histoire prenante, avec des personnages forts, et une construction dramatique à la fois originale et solide : ni plus ni moins que ce qu'on est en droit d'attendre d'un opéra toutes périodes confondues ; ce qui fait la force du travail de Benjamin, c'est sa capacité à utiliser ses moyens musicaux considérable pour en faire la chair même de la narration. Son écriture vocale est  infiniment sensuelle, à tel point que les voix se fondent parfois dans l'orchestre de façon presque instrumentale : qu'importe, cette pâte musicale admirablement colorée raconte aussi puissamment, aussi expressivement, aussi précisément que n'importe quel parlé-chanté. Pendant longtemps, en France surtout, beaucoup de compositeurs semblaient ne pas savoir traiter la voix autrement qu'en une imitation monotone de Pelléas : Benjamin montre ici qu'on peut produire avec des voix contemporaines un philtre aussi enivrant que n'importe quel bel canto millésimé – les moments où les voix de et de semblent se tâter avant de fusionner n'ont rien à envier aux duos de Norma.

Car oui : , celle que nous attendions tous. Des spécialistes de la musique contemporaine, nous n'en manquions et n'en manquons pas, qui savent lire les partitions les plus complexes et chanter toujours la bonne note au bon moment parce que le solfège mène à tout. Mais chez Hannigan, voilà que de ces notes naît la musique, naturelle et directe, et telle qu'elle a été pensée par le compositeur – et on se doute que Benjamin n'aurait pas pu écrire ce qu'il a écrit s'il n'avait pas su qu'il y aurait cette admirable interprète créatrice pour lui donner vie. Et ne parlons pas de l'actrice Hannigan, liane à l'énergie inépuisable. , à ses côtés, a un rôle plus discret, et sa voix lui joue des tours pendant la soirée : la cruauté tranquille du personnage est là, c'est l'essentiel. Dans le rôle de l'objet de tous les désirs, a remplacé Bejun Mehta : la voix de Davies a un tranchant qui la distingue dès la première seconde du moelleux de celle de Mehta, et c'est ici plutôt un gain à la fois en matière d'expressivité et de pure sensualité musicale.

Autre changement par rapport à la création, et le ont succédé à et au Mahler Chamber Orchestra : la différence est audible, le flux orchestral a perdu en chaleur, les couleurs sont devenues plus métalliques, mais cet éclairage nouveau est suffisamment cohérent pour constituer une véritable vision nouvelle d'une œuvre dont l'efficacité dramatique n'en est pas amoindrie.

Reste la mise en scène de , qui n'est pas l'élément le plus fort du spectacle : il y a beaucoup de naïveté dans l'opposition entre monde contemporain, celui des anges, clinique et efficace, et le monde ancien sensuel et violent des personnages ; l'omniprésence des anges figurants chargés entre autres des changements de décor lasse assez vite et finit par tuer la poésie du texte de Crimp à leur propos. Et le décor n'a pas peur du kitsch, avec ses éclairages esthétisant et sa poésie profane : c'est une marque de fabrique de que de mettre un vernis contemporain sur une esthétique générale propre à contenter les amateurs de jolies choses à l'ancienne, on avait déjà pu le voir dans sa production d'Al gran sole carico d'amore de Nono à Salzbourg. Tant pis, après tout : voilà une incitation de plus à retourner voir Written on Skin le jour, espérons-le prochain, où une maison d'opéra bien inspirée voudra nous en proposer une vision plus audacieuse. Le XXIe siècle lyrique, en tout cas, s'annonce bien.

Crédit photographique : © Wilfried Hösl

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