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Festival Messiaen, les Maîtres de la Grave

Si Olivier Messiaen, lorsqu'il venait à La Grave, descendait à l'hôtel du Castillan pour y jouir d'un des plus beaux panoramas alpins, son vœux le plus cher était d'entendre s'éployer sa musique dans la nature et plus précisément au pied du glacier de la Meije, à 2000 mètres d'altitude: « Là, par les jeux du soleil sur la blancheur de la glace, j'obtiendrais visuellement le deuxième symbole qui circule dans ma musique, la principale qualité des Corps glorieux, le don de clarté », confie-t-il à Claude Samuel (Entretiens avec Olivier Messiaen, 1967). Ce que Messiaen a rêvé, c'est Gaëtan Puaud qui le réalise: rendez-vous pris le 18 juillet 2015 à la station P2 du téléphérique de la Grave pour l'exécution de Et Exspecto Resurrectionem Mortuorum avec l'Orchestre National de Strasbourg… Pour l'heure, et à la faveur d'une embellie, en ce jour déclinant du 31 juillet, c'est le , de formidables musiciens « tout terrain », et bravant le plein-air, qui testaient l'acoustique des lieux avec un programme aussi champêtre que divertissant: La Cheminée du Roi René de Milhaud, le Quintette en forme de Chôros d'Hector Villa-Lobos ou encore les Six Bagatelles de György Ligeti sonnaient en altitude avec le plus beau « fond de scène » que le public, venu très nombreux, ait jamais apprécié. Le lendemain soir, sur fond d'éclairs menaçants, on retrouvait les , en plein air toujours, sur la grande place de Villar d'Arène. Aera pour 6 percussions de et Transir pour 6 marimbas de Michael Levinas précédaient l'œuvre phare de la soirée, Pléiades pour 6 percussionnistes de ; Oeuvre emblématique du répertoire pour percussions, la plus monumentale de Xenakis, elle est écrite pour les qui l'ont créée le 3 mai 1979 ; Xenakis y introduit les fameux Six-Xen construits pour l'occasion, de larges plaques de métal aux sonorités carillonnantes, évoquant le gamelan balinais, qui sont mises en valeur dans le second mouvement. L'œuvre spectaculaire ne laisse d'impressionner, la dernière partie notamment, libérant sur les peaux une énergie sauvage et galvanisante que les ont l'art de communiquer.

Mardi 29-VIII

Dans l'église de La Grave cette fois, mais toujours au sommet, jouait les Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus d'Olivier Messiaen, une intégrale très rarement donnée au sein d'un même concert ; la prestation hors norme de notre pianiste marquait d'une pierre blanche cette dix-septième édition. L'oeuvre est composée du 23 mars au 8 septembre 1944, durant les années de guerre qui étaient au centre de la passionnante journée d'étude – « Messiaen, un jeune compositeur dans la tourmente » – précédant le concert du soir.Second Prix du Concours Olivier Messiaen en 2007, reçoit l'enseignement de Roger Muraro ; ce dernier lui transmet, via Yvonne Loriot, l'art si singulier du clavier de Messiaen que la jeune pianiste a aujourd'hui totalement fait sien; régulièrement invitée au Festival, c'est précisément dans l'église de La Grave qu'elle a choisi d'enregistrer son premier CD Messiaen. La manière dont elle aborde cette oeuvre colossale, avec un calme intérieur très impressionnant, nous immerge dès les premières mesures dans une autre sphère temporelle. Dans le Regard du Père, installant en majesté le thème de Dieu, elle laisse opérer l'écriture dans sa verticalité et ses vertus suspensives, pour mieux faire jaillir la lumière dans le Regard de l'étoile, avec cette capacité de projection du son qui mesure la puissance de son jeu. Dans L'échange (Regard n°3), elle active le lent processus d'amplification avec une intelligence du texte et une solidité de jeu qui fascinent. Le Regard de la Vierge, et son thème berceur si plastique sous les doigts de la pianiste, fait apprécier le nuancier de couleurs qu'elle déploie dans son interprétation et l'extraordinaire précision dans l'articulation des phrases. Dans Regard du Fils sur le Fils d'où s'échappent les premiers chants d'oiseau, c'est le toucher cristallin, en « pierreries légères », et la digitalité vertigineuse de , tirant toutes les qualités résonnantes de son instrument, qui nous émerveillent et captivent notre attention. Sa main très équilibrée et une fabuleuse souplesse du bras lui permettent d'appréhender les grappes d'accords de Messiaen avec autant de sensualité sonore que de fermeté et  confèrent au sixième Regard, premier sommet du cycle, son envergure de « vitrail sonore » éblouissant. Le Regard des hauteurs, peuplés de chants d'oiseaux, est une parenthèse assez inattendue, une bouffée de fraicheur dans l'interprétation délicate et ingénue de Marie Vermeulin; il précède le célèbre Regard de l'Esprit de joie qui clôt la première partie, pierre d'angle du répertoire messiaenien, où la jeune interprète libère toute son énergie. Mais rien ne claque ni n'éclabousse dans ce jeu parfaitement contrôlé, où l'assise rythmique, le ressort énergétique et la flexibilité des lignes se conjuguent pour servir au mieux l'élan jubilatoire et irrésistible du Regard n°10. Sans accuser le moindre signe de fatigue – les quelques minutes d'entracte au centre du cycle ont suffi à son seul repos – Marie Vermeulin s'engageait avec le même tempérament de feu dans le deuxième versant de cette somme pianistique inégalée: ménageant des contrastes abyssaux (Regards 11, 12, 13), gorgeant son jeu d'une vitalité rythmique toute bartokienne dans le Regard des Anges (n°14) ou d'une élégance quasi listzienne (n°13), sculptant les morphologies sonores étranges, à l'extrême des registres (Regard de l'Onction terrible) en cherchant continuellement le meilleur équilibre du corps pour aller au fond du clavier; Marie Vermeulin bouclait le cycle avec les constellations glorieuses du Regard de l'Eglise et de l'Amour joué avec un engagement confondant et tout le rayonnement de sa personnalité, nantie, on ne peut en douter, de ce « Don de clarté » qu'évoque si justement l'auteur des « Vingt Regards ».

Samedi 2-VIII

Dans la même église, la troisième commande de cette édition 2014, passée par l'IRCAM et le Festival Messiaen à , mobilisait un Steinway, deux claviers électroniques et un réalisateur informatique en la personne de Carlo Laurenzi. , pianiste et coordinateur de l'ensemble belge Ictus, prêtait main forte à pour la création Des Désinences, une oeuvre écrite par le compositeur des Nègres dans le sillage d'un nouvel ouvrage lyrique Le Petit Prince qui sera créé en novembre prochain à l'Opéra de Lausanne. « Il y a dans le son du piano et le battement de ses nombreuses cordes comme une inclinaison des hauteurs, des dénivellations ; j'y entends comme des désinences du son; les larmes des sons », précise le compositeur dans sa note d'intention. L'œuvre d'une quinzaine de minutes repose sur l'interférence dynamique des deux sources sonores, celle du Steinway ou d'un clavier midi que joue en alternance et celle du clavier électronique de . La pièce, très surprenante, s'articule en courtes séquences plus ou moins dynamiques; l'écriture y dessine des figures diffractées dans l'espace, donnant à entendre des morphologies sonores très plastiques, auréolées d'un halo d'harmoniques, où le son du piano est sans cesse modifié par le travail de « morphing » de l'électronique. Nos deux pianistes se lançaient ensuite dans l'exécution des Visions de l'Amen (1943) d'Olivier Messiaen, un premier cycle pianistique suscité par la rencontre d'Yvonne Loriot dont le compositeur voulait tester les ressources digitales avant d'écrire pour elle Les vingt regards sur l'enfant Jésus. « J'ai essayé d'exprimer les richesses si variées de l'Amen en sept visions musicales », commente Messiaen, de l'Amen de la Création à l'Amen de la Consommation, en passant par l'Amen du Désir… qu'il faut prendre dans son sens spirituel le plus élevé, précise tout de même le compositeur. Si les rôles des deux pianos sont nettement différenciés dans la conception de Messiaen, le jeu des pianistes ne l'était pas moins, opposant une pâte sonore onctueuse et profondément résonnante chez Michaël Levinas (second piano) à l'éclat d'une sonorité pas toujours très séduisante mais d'une grande efficacité rythmique chez dont la digitalité semblait rejoindre parfois celle de l'improvisateur. C'est dans les pages les plus brillantes, d'ampleur quasi orchestrale (Amen des Etoiles, Amen du désir), que la complémentarité des pianos opère le mieux, à la faveur d'un engagement complice des musiciens, qui culminait dans l'Amen de la Consommation, sorte de célébration dionysiaque que les deux interprètes nous faisaient vivre dans un éblouissement de rythmes et de couleurs.

Quelques heures plus tard, dans l'église du Chazelet, le Festival recevait le , quatre garçons dans le vent, tous américains, ayant bénéficié de l'enseignement du Kronos Quartet et du Quatuor Arditti: en bref, une formation au sein de laquelle la virtuosité du geste, l'énergie du son et la cohésion du groupe sont portés à la perfection. Le concert étourdissant qu'ils donnaient ce soir, honorant la mémoire de Xenakis, associait idéalement la musique du Moyen-âge, celle de Machaut (XIVème siècle) et de Rodericus (début XVème) – à travers des transcriptions effectuées par les deux violonistes, Christopher Otto et Ari Streisfeld – et la musique d'aujourd'hui. Les deux ballades et le motet très célèbre Inviolata genitrix/Felix Virgo de Machaut qui débutaient le concert, étaient restitués dans la délicatesse et la fraicheur de l'invention rythmique de ces « perles » de l'Ars Nova. Respectant l'accord en quintes pythagoriciennes pratiqué à l'époque, les musiciens rejoignent les sonorités de la vièle en jouant à proximité du chevalet pour retrouver le grain de son idéal. Sans doute avions-nous ce soir une version d'anthologie de Tetora de Xenakis, son troisième et dernier quatuor écrit en 1990. Il est proche de l'art de Machaut, par l'étrangeté de sa polyphonie et la liberté de ses complexes sonores. Une ligne modale obsédante court d'ailleurs dans la plus grande partie de l'oeuvre, fluide d'abord puis se cristallisant dans des blocs d'accords plus puissants. Le aborde l'œuvre avec une vision spatio-temporelle qui guide admirablement son interprétation en lui donnant tout à la fois du sens et de l'éclat. Une même tension soutenue traverse l'écriture de Chakra, l'unique quatuor d' dont le révélait la splendeur: celle des métamorphoses spectaculaires d'une matière forgée sur les 16 cordes du quatuor traité ici comme un méta-instrument. Les archets sont éblouissants de virtuosité au sein d'une trajectoire exigeant des modes de jeu multiples, imaginés par le compositeur pour agir sur le son et le distordre jusqu'à saturation. La partie centrale diffuse une lumière étrange, diffractée en un faisceau de lignes qui réinvestissent progressivement tout l'espace de résonance au fil d'un processus que le Jack Quartet porte jusqu'à la fin « cut » très impressionnante. Après quelques pages de Rodericus dont le Jack Quartet, en seconde partie, épousait les tournures élégantes relevant de l' « Ars subtilior », Tetras, le second quatuor de Xenakis, écrit 20 ans après ST/4, tranchait net. Le compositeur de Bohor transfère ici les morphologies de la musique électroacoustique dans l'écriture instrumentale du quatuor dont il pulvérise l'espace. Cette musique agitée comme les éléments de la nature – une mer en furie comme Xenakis l'aimait, ou une tornade dévastatrice – se gorge d'énergie sous les archets hors norme du Jack Quartet. L'oeuvre dessine une trajectoire chaotique semée d'écueils, en glissandi, chocs brutaux et autres fulgurances, abordant de nouvelles terres, vierges et vivaces, celles de l'Inouï que Xenakis appelait de ses voeux et que le Jack Quartet nous révélait ce soir.

Crédit photographique :  © Colin Samuels ; Marie Vermeulin © Pierre Gorez ; Jean-Luc Plouvier et Michaël Lévinas ; Jack Quartet © Colin Samuels

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