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Abécédaire Tristan : O comme occasions manquées

Le 10 juin 1865 au Nationaltheater de Munich : Tristan et Isolde de , l'une des œuvres les plus importantes de l'histoire de la musique, est jouée pour la première fois. Un événement que Resmusica a choisi de commémorer sous la forme d'un Abécédaire Tristan. Aujourd'hui, Tristan et… les occasions manquées.

Tristan et Isolde, l'histoire d'un amour absolu qui se termine par un ratage. Le troisième acte, c'est l'occasion pour le couple de se retrouver et d'obtenir le pardon du roi Marke. Mais celui-ci ne peut que faire ce constat catastrophique : « J'ai gonflé la moisson de la mort”.
La mort de Tristan, cet échec couronné par l'apothéose d'Isolde, n'est que l'aboutissement du désir d'anéantissement que Wagner a placé au cœur de son œuvre. André Suarès exprime cette idée dans un texte intitulé “Tristan” (in Ce monde doux amer, éditions le Temps singulier) :

“Tristan est mort, dès le Prélude. (…) Jusqu'à la fin, les héros passent pour vivants les uns aux yeux des autres : mais ils ne le sont plus. (…) Atteint de la blessure mortelle, et seul sur le lit de son agonie, la mer, l'insondable mer, la couche maternelle de toutes les naissances et toute origine, lui parle à l'infini, flux et reflux, onde sur onde, souffle de la vague en sommeil sur la vague rêvante, elle lui parle et lui parle en murmure de la mort. (…) Il est uni à la nuit. Sur le banc de l'amour, dans la féérie des caresses, sa fiancée, devenue sa femme et l'éternelle amante, ce fut la nuit. Yseult, Yseult, ton nom est la nuit même. Encore une heure, il te sera révélé, s'il ne t'est pas connu : Tristan perdant tout son sang et son souffle entre tes bras, te dira : ô nuit, tiens-moi bien, ô nuit, je suis là.”

Tristan, un opéra qui tue ?

L'opéra fut pour Wagner lui-même une source d'occasion manquée : la perte de quelqu'un dont il avait dit l' »importance indicible pour [sa] propre création artistique ». Le ténor Ludwig Schnorr von Carolsfeld mourut en effet en juillet 1836, à 29 ans, un mois après avoir créé le rôle de Tristan. Le compositeur crut bien avoir trouvé en lui son interprète idéal, après l'avoir entendu aussi en Tannhäuser, et il prévoyait déjà de lui confier Siegfried. L'article que Wagner écrivit à la mémoire de Schnorr von Carolsfeld, dans lequel il prenait bien soin d'écarter l'idée que le rôle de Tristan était responsable de sa mort, ne suffit pas à empêcher l'idée de se répandre.
Depuis, Tristan n'a « tué » que deux chefs d'orchestre (voir l'article de l'Abécédaire sur le Nationaltheater de Munich). Pourtant, l'opéra effraie toujours. On sait que prétendait qu'il fallait avant tout une bonne paire de chaussures pour chanter Isolde, mais il y a sûrement peu de rôles que de grandes chanteuses ont préféré ne pas aborder. La liste va de à , en passant par , ou , qui résista à l'insistance de … car c'est souvent un chef ou un metteur en scène qui demande le rôle à la cantatrice dont il rêve, parfois au mépris de la prudence. Christa Ludwig raconte ainsi dans ses mémoires la réaction de quand elle lui avait confié que Karajan réclamait son Isolde : « C'est criminel de vous le demander… mais avec moi, vous pourriez le chanter !” Les ténors ayant renoncé à Tristan sont moins notables, à l'exception de .
Enfin, le rôle d'Isolde fut fatal, métaphoriquement, à une cantatrice. Pour Germaine Lubin, il fut à la fois le Capitole et la Roche tarpéienne. Elle l'interpréta sur toutes les scènes d'Europe : son malheur viendra de ses apparitions dans les pays fascistes, en 1930 à la Scala, en 1938 à Berlin et surtout à Bayreuth en 1939, devant Hitler. Elle sera même la vedette de la reprise de cette production en 1941 à l'Opéra de Paris, avec une distribution entièrement allemande menée par le jeune Karajan. À la Libération, Germaine Lubin fut frappée d'indignité nationale, emprisonnée et privée de sa carrière comme de ses biens.

Composer après Tristan

Les occasions manquées, ce sont aussi ces compositeurs que la réussite écrasante de Wagner a découragés. Debussy, toujours cocardier, envisagea sérieusement d'écrire un Tristan français, à partir de la source française de la légende éditée par Joseph Bédier en 1900. Entre 1907 et 1909, le livret fut écrit en grande partie, un contrat fut même signé avec le directeur du Met, Gatti-Casazza, pour la première. Le projet fut ensuite abandonné, et ce fut plus tard qui, dans son Vin herbé, mit en musique le texte de Bédier.
Chez Puccini, l'influence wagnérienne n'est pas rare. Mais la référence est explicite dans l'une des dernières esquisses laissées pour la fin de Turandot, peu avant sa mort : « poi Tristano » (“après, Tristan”). C'est le modèle qu'il se donnait pour le duo final entre Turandot et Calaf. Un modèle paralysant, si l'on en juge par les années que Puccini passa sur cette scène sans pouvoir l'achever. Si bien que ceux qui ont complété l'œuvre, Alfano puis Berio en 2001, ont abandonné toute référence à Wagner.
Il faut signaler qu'avant Wagner, en 1846, Schumann avait lui aussi envisagé un opéra sur Tristan, dont on possède le livret. Il lui préféra finalement Genoveva.

Les occasions manquées au disque

Et au disque ? Dès 1927, Tristan fut bien servi par l'enregistrement. Parmi les grands interprètes d'avant guerre, on possède plusieurs témoignages de Melchior, Lorenz, Flagstad (qui compensent pour cette dernière la prestation fanée dans le studio de Furtwängler en 1952, un enregistrement qui n'a pas été sans aléas de distribution). Mais on peut regretter de n'avoir que des fragments, certes magnifiques, de l'Isolde de Frida Leider, dont Émile Vuillermoz écrivait en 1932 : « il [ !] n'a pu éclipser le rayonnement irrésistible du génie vocal et scénique de Mme Frida Leider qui est actuellement la meilleure Isolde que je connaisse. (…) Cette admirable artiste nous a donné à chaque instant le sentiment de la perfection absolue.”
Tristan reste une occasion manquée pour Georg Solti ; il n'a jamais pu remplacer sa peu satisfaisante gravure de 1960, quoique plusieurs projets aient été envisagés (avec Placido Domingo et dit-on, puis avec et ). Placido Domingo, après un autre projet avorté (avec pour Sony), se rattrapera en 2005, à soixante-quatre ans. L'enregistrement d'EMI ayant été réalisé en studio avec , le ténor n'aura finalement jamais chanté le rôle sur scène.
Le plus frustrant est sans doute la vidéo enregistrée à Osaka en 1967 par la télévision japonaise, lors d'une tournée de la troupe de Bayreuth. Tout aurait pu être réuni : l'un des deux seuls films d'une mise en scène de (la Walkyrie fut aussi filmée lors de la même tournée), le seul témoignage de Pierre Boulez dans cet opéra, Nilsson, Windgassen et Hotter. Il manque cependant à cette bande floue et laide tout ce qui faisait la beauté des spectacles de , c'est-à-dire le jeu des couleurs et des lumières. La bande-son elle-même est décevante. Wieland Wagner voulait réviser cette mise en scène à Bayreuth avec Boulez, mais la mort l'en empêcha. Il avait aussi été question d'une mise en scène de poche pour Glyndebourne en 1952, et d'un autre projet avec Otto Klemperer, encore un ajout à faire à la liste des occasions manquées pour Tristan.

Crédits photographiques : Ludwig Schnorr von Carolsfeld ; et WolfgangWindgassen à Osaka en 1967.

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