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Quelques échos du festival de l’Été Mosan 2018

Créé en 1977 par le baryton Ludovic de San, repris quant à sa direction artistique l'an dernier par , le festival de l'Été Mosan conjugue la musique de qualité avec le patrimoine architectural exceptionnel de la vallée mosane, les week-ends et jours fériés de la belle saison. Parmi les concerts de ce cru 2018 nous avons suivi quatre manifestations particulièrement remarquables.

À Godine, les quintettes à clavier de et de César Franck :  élève et maître mis en parallèle

La somptueuse vieille ferme de Godine, remarquable ensemble rural de style classique sis dans un somptueux écrin de verdure en bord de Meuse, avec sa grange restaurée et réhabilitée en centre culturel local, accueille le 22 juillet le quatuor à cordes Girard, constitué de membres d'une même fratrie, et le prometteur pianiste . Ces musiciens sont en fin de cycle de perfectionnement en la Chapelle Musicale Reine Elisabeth de Waterloo et ont ensemble donné ces derniers mois à plusieurs reprises le quintette à clavier de , centenaire de l'Armistice de la Grande Guerre oblige. Leur interprétation est à la fois mûrie et bien rodée. Car ce chef-d'œuvre méconnu de la musique de chambre française, monument à l'austère et sombre grandeur tragique, composé à la mémoire du fils aimé et lointain, tombé au front dans de nébuleuses circonstances, exige des interprètes d'exception parfaitement impliqués. Le langage musical évolue dès l'exorde dans un climat de totale incertitude tonale et entre les sentiments de noire violence, de sourde colère et d'amère résignation. En regard, le quintette de César Franck de quarante ans antérieur malgré ses orages intérieurs ou son climat passionné, apparaît presque d'un marmoréen classicisme.

Dans l'œuvre de Vierne,  est magnifiquement encadré par les Girard, dont on admire autant la puissance quasi symphonique dans les tutti que l'à-propos nuancé des transitions ou l'expressivité de chaque pupitre, avec une mention spéciale pour le chaud violoncelle de Lucie Girard. L'on regrette toutefois la configuration des lieux qui sied assez mal à un tel ensemble. Le piano est relégué en fond de plateau, et, malgré un coffre grand ouvert, la puissance du jeu du pianiste passe mal la rampe derrière le mur sonore des cordes. Cette acoustique encore acceptable dans Vierne du fait du « jeu de mixtures » très organistique entre clavier et quatuor à cordes devient beaucoup plus discutable au fil du quintette de Franck du fait du climat plus brutalement paroxystique de cette œuvre (dans la coda du premier mouvement par exemple). Et ici, nos interprètes essuient quelque peu les plâtres d'une première publique : malgré une belle énergie parfois rageuse dans les temps extrêmes, l'opposition entre clavier et cordes demeure assez grise et univoque, sans trouver l'aération polyphonique salvatrice dans un  discours aussi touffu. Le lento central demeure plus superficiel que réellement inspiré et les envolées du final n'évitent pas toujours le piège d'une certaine grandiloquence.

À Hemptinne, le transcende les Variations Goldberg transcrites par

En la grange, plus rustique et toujours fonctionnelle de l'austère ferme du Sanglier de Hemptinne, le samedi 4 août, le nous gratifie d'un somptueux et exigeant programme, où l'ultime quatuor beethovénien répond aux Variations Goldberg de dans l'adaptation limpide pour quatuor à cordes du jeune compositeur français . L'on sait la prédilection du jeune ensemble féminin pour les défis : mise en parallèle d'œuvres phares du répertoire avec d'autres quatuors de maîtres beaucoup moins courus, exploration du répertoire contemporain, fruit de collaborations très étroites avec Philippe Schöller ou, justement, François Meïmoun. Ardeo (en latin « je brûle ») renvoie à des références mystiques (Hildegarde von Bingen, Thérèse d'Avila) ou poétiques (Louise Labbé) et le feu qui anime nos interprètes se situe entre catharsis et passion musicale quasi amoureuse.

La transcription des Goldberg selon se veut respectueuse du texte original intégralement restitué sans le moindre écart. L'arrangement permet une exacte distribution des voix, dans une géométrie spatiale et sonore spécifique, où les deux violons se font face, laissant au centre du jeu les voix médiane de l'alto et grave du violoncelle pour une mise en valeur idéale de la polyphonie, où jamais ne sont sacrifiées les voix secondaires. Cette adaptation ne sollicite pas toujours les quatre membres : les duos ou trios à composition variable contrastent avec les tutti ou les fugatos à quatre voix. La distribution est également parfaitement étudiée, sollicitant çà et là la virtuosité de chaque pupitre, ou par le truchement de divers pizzicati sur-pointant le jeu arco, l'exact rapport des volumes sonores, non sans un certain humour décalé, voire un irrévérencieux clin d'œil à l'Anton Webern des Bagatelles opus 9 ! En parfaite connaissance du tempérament de ses interprètes,  François Meïmoun confie la voix principale des plus austères variations, en mode mineur, au second violon plus éploré de Carole Petitdemange, alors que les plus exubérantes sont souvent dédiées au volubile premier pupitre tenu par Mi-Sa Yang. Avec un quasi non-vibrato délibéré presque spartiate mais de rigueur, la sonorité du quatuor se rapproche presque de celle d'un consort de violes pour une interprétation sublime, magnifiant paradoxalement par son analyse infinitésimale l'œuvre de synthèse du cantor perçue au travers de notre prisme contemporain. Aux techniques d'écriture polyphonique archaïsantes répondent la pulsation et le rebond rythmique dans le parfait esprit de la danse. Après ce parcours poétique quasi initiatique, triomphalement accueilli, les quatre musiciennes nous gratifient après l'entracte d'une tout aussi magnifique version de l'ultime quatuor de Beethoven, cet opus 135, conclusion fortuite (et difficilement trouvée) à son œuvre entière. Au-delà de l'aspect ludique et léger des deux premiers temps, donnés ici dans un idoine esprit haydnien, les Ardeo nous invitent aux insondables abîmes métaphysiques au fil du Lento assai avec un sens du chant et du legato idéal, pour enfin trouver l'exact fil conducteur du génial final au gré de ses questions angoissées et de leurs réponses ludiques presque narquoises (« Muss es sein ? Es muss sein ! ») . En bis, le menuet presque « déboutonné » du Quatuor opus 90 n° 2 de Reicha (qu'elles ont enregistré) est détaillé avec un chic fou et un savant dosage des portamenti à l'effet humoristique irrésistible. À n'en pas douter un très grand concert de quatuor à cordes !

Au prieuré d'Anseremme, Marie Hallynck fâchée avec le soleil

Le lendemain 5 août, le public est convié à prendre place, pour un concert en plein air, en la cour d'honneur du prieuré d'Anseremme sous un soleil de plomb. Les rayons envahissent non seulement l'espace public, mais aussi par moments la galerie où siègent les artistes : l'une des meilleures violoncellistes belges de l'heure, Marie Hallynck, professeur au conservatoire de Bruxelles, bien connue sur le plan national et international, et son mari le compositeur et pianiste Muhiddin Dürrüoğlu. Sans doute les températures exceptionnelles de cet été et la chaude ambiance de plein air ne sont-elles pas propices au recueillement ou à l'intériorité attendus pour un tel programme de conception intimiste. Et incontestablement, le prestigieux Matteo Goffriler de l'artiste souffre aussi de cette météo presque accablante, ses harmoniques graves sont comme rabotées par la sécheresse de l'acoustique et… de l'atmosphère. Si le Conte de Janáček peut encore s'accommoder de cette ambiance solaire et festive par son côté primesautier et délicieusement« naïf », la Lugubre gondole de Liszt ou les Émotions fugitives n° 3 (réminiscences à peine voilées de Prokofiev et du Wagner le plus  tristanesque) de Muhiddin Dürrüoğlu, également compositeur, sont par leur approche sévère et quasi funèbre en total décalage d'ambiance : il nous faut fermer les yeux et tenter d'oublier cette canicule pour pleinement goûter le jeu racé et inspiré des interprètes. Pour terminer la première partie, la sonate de Debussy ne tient pas toutes ses promesses, et dans le stress de la chaleur, l'intonation se fait parfois plus hasardeuse : Marie Hallynck y semble fâchée avec l'astre du jour, comme, selon Claude de France, Pierrot l'est au fil de l'œuvre avec la Lune. La démarche globale devient hésitante ou précipitée malgré un partenaire pianiste fidèle aux recommandations d'efficace discrétion du compositeur.

Après une pause volontairement prolongée, et enfin tous, public et artistes réfugiés à l'ombre en ce début de soirée, c'est un réel plaisir  de retrouver outre la plénitude harmonique des instruments, une Marie Hallynck confiante, rayonnante et fine musicienne, telle qu'en elle-même, au fil d'une Romance sans parole opus 109 de Mendelssohn au legato souverain. Enfin, la Sonate pour violoncelle et piano opus 65 de Chopin permet de savourer la parfaite connivence des interprètes, au fil d'une œuvre à l'équilibre difficile et ténu entre les parties. Sans oublier les sombres prémonitions désespérées des temps extrêmes (c'est la dernière œuvre achevée par Chopin avant sa mort moins d'un an plus tard), nos interprètes savent aussi détendre l'atmosphère au fil d'un ludique, tendre et nostalgique Scherzo et trouver le galbe idéal et l'intemporel lyrisme du Largo.

En l'ancienne abbaye de Floreffe : , ou la nuit (anglaise) transfigurée

Enfin, ce petit passage en revue  de quelques concerts se termine en beauté avec la magnifique réhabilitation du répertoire anglais du XVIIe siècle, transcendé par la voix somptueuse, large et chaude de splendidement entourée par l', préparé et dirigé par . Ce programme reprend à la virgule près celui du récent disque Perpetual Night publié par les mêmes interprètes chez Harmonia Mundi. Le propos est d'illustrer la musique vocale profane anglaise au fil du XVIIe siècle et démontre à l'évidence que l'indiscutable génie d'Henry Purcell, présent une seule fois au sein de cet imposant corpus pour son When Orpheus sang, n'est pas né ex nihilo. Cette révolution théâtrale, poétique et musicale d'une Angleterre musicale sous influences italiennes et françaises était ourdie et nourrie depuis des dizaines d'années sous des plumes moins prestigieuses (William Lawes, Nicholas Lanier, ). Naquirent ainsi l'air d'inspiration poétique, les saynètes nocturnes ou pastorales, les prémices de ce qui avec la génération de Locke, Blow et Purcell, deviendrait le Mask et les premiers opéras anglais avec comme prototype, Didon et Enée. Les deux parties du concert abordent chacune un environnement temporel et spirituel assez précis : tout d'abord celui d'avant la dictature du Commonwealth de Cromwell marquant le demi-siècle, consacré au royaume de la Nuit, puis après l'entracte, un panorama de la musique à la Restauration de la dynastie des Stuart (à partir de 1661) évoquée sous un jour plus pastoral.

L'on devine tout le travail de recherches menées par pour mener à bien la constitution de cette guirlande poétique et musicale où les textes et les œuvres s'enchaînent ou se répondent. Un savoureux travail de mise en relief musical notamment par la réalisation d'un somptueux continuo (une guitare, deux théorbes, une harpe, un clavecin et/ou un orgue) sert d'écrin à l'expressivité voire la théâtralité d'une exceptionnelle de présence quasi dramatique ou d'intime recueillement (extraordinaire Powerful Morpheus de , d'ailleurs bissé en fin de concert). Mais jamais cette évocation ne tourne toutefois en un récital démonstratif de cette magnifique musicienne, grâce à la fois à la présence efficace de quatre autres solistes du chant (répondant seuls ou en petit chœur), et  surtout à celle d'une remarquable équipe de solistes instrumentaux (une flûte, deux violons, trois basses de viole) apportant une tonicité, une verdeur et une poésie aussi suaves que raffinées pour un moment musical élu et sublime.

Crédits photographiques : Nathanaël Gouin © Hani Kanaftchian ; © Franziska Strauss ; Marie Hallynck, Muhiddin Dürrüoğlu © J.Pohl ; Lucile Richardot © LR

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