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Brillante radiographie de Mort à Venise par Willy Decker

On croyait tenir un classique définitif avec la mise en scène de Deborah Warner à l'ENO (DVD Opus Arte). Celle de pour Madrid va plus loin encore.

Le temps a joué pour l'ultime opéra de Britten et la froideur critique qui l'accueillit en 1973 n'est plus de mise. Il s'agit d'un authentique chef-d'œuvre. Composé, comme les neuf autres opéras du compositeur anglais sur un excellent livret (Myfanwy Piper), on y retrouve ce qu'on a aimé dans le film de Visconti (sorti peu avant et que Britten n'a jamais vu) comme dans la nouvelle de Mann, mais aussi les questionnements sans fard du plus grand compositeur anglais du XXe siècle, qu'ils fussent d'ordre musical (il doutait de la pérennité de son inspiration) ou humain. Aschenbach, dans sa quête de la beauté (« Il y a en tout artiste une tendance à prendre parti pour la beauté », énonce-t'il à la scène 5), c'est Britten. Et c'est chacun. Ce portrait d'un homme que son art a détourné de son corps est un chant du cygne (Britten est mort en 1976) qu'électrise jusqu'au dernier souffle le soubresaut de l'inextinguible désir. Mort à Venise ne peut laisser personne indifférent, le statisme de son vibrant propos étant largement compensé par le kaléidoscope ensorcelant de ses 17 tableaux.

Aussi fluide que Warner dans son aisance à ressusciter la Sérénissime, Decker aligne des images plus mémorables encore. Ce DVD vient rappeler à propos non seulement l'esthète (sa Traviata, sa Tote Stadt sont des modèles) mais aussi le lecteur qu'il a toujours été, à même d'immerger le spectateur dans le cœur d'une œuvre. L'immaculé de magnifiques costumes proustiens dialoguant avec la bigarrure de l'interlope, vient rappeler qu'un metteur en scène qui ne transpose pas n'est pas exempté de génie.

Installé sur un sol qui autorise de fascinants effets de miroirs, ce Mort à Venise se vit comme un voyage touristique et comme un voyage intérieur. Ce qu'on voit comme ce qu'on pense est sur scène. Le premier tableau donne le ton avec Aschenbach dans son bureau dominé par l'Homme de Vitruve dessiné par Da Vinci en modèle architectural et figure idéale de la création divine. Les énigmatiques personnages que le héros de Britten croisera sur la route de sa fin, qui le conduiront à la redécouverte de son corps, et que le compositeur confie au même chanteur, habituellement vus comme la Mort ou le Diable, sont présentés par Decker comme une émanation de son ombre double, ce qui est beaucoup plus intéressant. Le metteur en scène, convoquant Le Caravage, n'hésite pas à dénuder les protagonistes pour d'impressionnantes scènes de fantasmes (The Games of Apollo, The Dream). Il fait de Tadzio un être beaucoup moins évanescent et inatteignable que d'ordinaire, allant jusqu'à supposer que le jeune homme qui ne joue pas au ballon comme les autres, désiré de tous, l'est aussi par sa mère. Pas de mort du héros face à l'Adriatique avec un Tadzio pointant l'horizon : le jeune garçon, probablement futur Aschenbach, fuit à toutes jambes vers son propre avenir.

Donnent corps et âmes à ce travail extrêmement fouillé un sous postiches méconnaissable, un aux sept identités, aussi déchaîné que le héros des récents Split et Glass de Shyamalan, le subtil Tadzio muet de Tomasz Borczyk. apporte l'immatérialité de son contre-ténor à la Voix d'Apollo, son timbre à la John Shirley Quirk au Clerc anglais, tandis qu'une petite trentaine  de rôles sont parfaitement tenus par la foultitude des comprimarii du voyage. La direction envoûtante d' magnifie l'Orchestre de solistes du Teatro Real, achevant de faire d'un opéra longtemps toisé un classique.

Le regard de François Roussillon, artisan exemplaire que l'on sait, fait de sa caméra le troisième œil de ce spectacle en tous points remarquable. Un autre classique.

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