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Ivry Gitlis, le chaman du violon

Rhine Classics publie des enregistrements inédits d', réalisés les quinze premières années de sa carrière internationale de soliste, mettant à notre disposition des extraits de neuf récitals qu'il donna entre 1949 et 1963, en studio comme en public, accompagné de Maurice Perrin, Odette Pigault, André Collard, Antonio Beltrami et Florencia Raitzin.

Né à Haïfa de parents originaires de Kamenets-Podolski, une ville à la double histoire ukrainienne et polonaise, a aujourd'hui quatre-vingt-dix-huit ans et c'est l'une des personnalités du violon les plus charismatiques de son temps, qui, comme un chaman, possède le pouvoir d'ensorceler son public. Formé auprès de , Jacques Thibaud, Georges Enesco, Carl Flesch et d'autres, Gitlis interprète la musique à travers le prisme de sa propre individualité.

D'abord, nous l'entendons dans la Sonate pour violon en mi majeur de et dans La Fontaine d'Aréthuse de gravées sur des disques acétates à Lausanne le 21 septembre 1949, avant qu'il ait réalisé son premier enregistrement commercial. Déjà à cette époque, son archet indomptable annonce l'intensité et l'expression directe de ses prestations postérieures. Dans un mélange de tendresse des phrasés et de passion dans les climax, le vibrato est dense, brillant et fluide. Ces musiques sont pensées comme une consolation voire une prière, toujours fervente, notamment dans les deux lectures de Nigun d'.

En 1951, à la suggestion de son professeur Alice Pashkus, Gitlis participe au à Paris où il reçoit le cinquième prix. Pendant les épreuves successives de ce concours, une rumeur circule selon laquelle il aurait volé un violon Stradivarius pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui fait un petit scandale le jour du tour final. Ici, nous écoutons un extrait de cette dernière étape du concours : la Canzonetta et le début du Finale du Concerto pour violon en ré majeur op. 35 de Piotr Ilitch Tchaïkovski, probablement captés sur des disques acétates par un mélomane lors de la radiodiffusion. Pour l'annonce précédant cette démonstration, le nom de Gitlis est prononcé à la française : « ʒitlis ». Accompagné par Odette Pigault au piano, et non par un orchestre comme ceci a lieu aujourd'hui à ce concours, il séduit par sa sensibilité, associant douceur et plasticité du discours qui soulignent le caractère douloureux de ce morceau.

Dans le Poème op. 25 d' et la Guitare op. 45 n° 2 de Moritz Moszkowski arrangée pour violon et piano par Pablo de Sarasate, proposés aux côtés de la même Odette Pigault, fascine par la profondeur, l'immatérialité de son jeu comme par sa capacité à chanter, perceptible notamment au travers des harmoniques dans la Guitare. Cependant, un peu plus de richesse dans sa palette d'articulations aurait été bienvenu. Si la première de ces pages est ici pleine de tension, l'autre caresse nos oreilles par le raffinement, la chaleur et la légèreté, tout comme la Capriccio-Valse en mi majeur op. 7 de , gravée le 18 février 1955 au studio de la RAI à Milan, reportée depuis la bande originale et excellemment remasterisée par Emilio Pessina. Ce jour-là, Gitlis enregistra encore la Sonate en sol mineur « des trilles du Diable » de dans l'arrangement de Fritz Kreisler, ainsi que la Polonaise de concert n° 1 en ré majeur op. 4 de Wieniawski, avec Antonio Beltrami au piano. Cette dernière composition, aussi maniérée soit-elle dans cette interprétation, impressionne par la bravoure et le panache. De même pour la page de Tartini / Kreisler qui, par la souplesse du mouvement comme par le vibrato du violoniste, s'imprègne de traits romantiques, malgré ses sonorités relativement âpres.

Au pôle opposé se situent les deux exécutions de la Sonate pour violon seul Sz. 117 de , écrite en 1944 sur la demande de Yehudi Menuhin, pour lesquelles Gitlis fait preuve de son engagement physique et émotionnel, présentant cette œuvre d'une façon sèche et comme une plainte d'un être tourmenté qui se rebelle contre son sort. De ces prestations, datant du 8 décembre 1951 et du 13 juillet 1963, c'est la seconde qui attire particulièrement notre attention, le dernier mouvement de la première n'étant pas complet. Elle fut enregistrée lors de la sixième édition du « Festival dei Due Mondi » de Spolète. Le 1er juillet 1963, Gitlis donnait, dans le cadre du même festival, la Chaconne de Johann Sebastian Bach – ardemment nuancée, consistante et charnue dans les graves, agitée mais assez brute – tandis que le lendemain, il jouait la Sonate pour violon et piano n° 3 en ré mineur op. 108 de , avec Florencia Raitzin au piano. Leur lecture combine poésie, cohérence, élan et complicité.

Ce double disque de Rhine Classics nous offre non seulement deux heures et demie de belles musiques, mais également un livret agrémenté de photos rares. Signalons que le label Profil Medien a récemment publié un autre coffret dévolu à cet artiste, d'intérêt secondaire car dans une édition beaucoup moins soignée et dont le contenu doublonne partiellement avec cette parution.

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