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William Christie : musique dans un jardin français

Ce qui se passe pendant huit jours depuis 2012 dans les jardins de la propriété vendéenne que William Christie a acquise en 1985 est unique. Labellisé Centre culturel de rencontre en 2016, devenu Fondation Les Arts Florissants- en 2017, l'endroit, voué à la transmission, est en constante évolution. La règle domestique en est parfaitement rodée. La canicule a malmené les jardins. Pas la musique.

Jour 1. Comme à Bayreuth la journée commence à 15h mais s'achève plus avant dans la nuit. Suivons d'abord les enseignements de et Sophie Daneman. Dollé, fondateur de la compagnie HéliosKine, ici habile maître à danser en funambule sur le fil d'une lettre de La Fontaine relatant en 1661 une fête à Vaux-le-Vicomte. Pavane, bourrée et marche (des Turcs) à travers prés et ponts jusqu'à In Terra pax, nouveau havre de repos pour les artistes. Tout le monde danse, d'autant que l'accompagnement en direct réunit l'actuel gratin de l'interprétation baroque (le théorbe de Diego Salamanca, le soprano de Juliette Perret…). Daneman, égérie des Arts Florissants saison 1, aujourd'hui rouée pédagogue, narre en cinq minutes la vie de (dont le festival fête cette année les 400 ans de la naissance) avant de faire chanter Le Malade imaginaire à tout un chacun, avec la complicité souriante de quelques noms de la saison 2 : Élodie Fonnard, Daniel Brand…

À partir de 16h, chacun des recoins (amoureusement dénommés) de la propriété résonne simultanément, comme aux Eurockéennes, d'une des quatre Promenades musicales au programme, dont la brièveté (on n'atteint jamais la demi-heure, ponctualité de rigueur à l'appui) ne nuira jamais à la densité. Devant le Mur des Cyclopes, au bord de la Smagne (empire d'un couple de cygnes mélomanes), l'on est d'emblée séduit par Peleus, cinquième cantate d'après Les Métamorphoses d'Ovide (Ovid Cantatas) composée par Douglas Balliett, contrebassiste et violiste venu d'Amérique. Virtuose au débit de mitraillette, Doug (pour les intimes) narre avec l'humour d'un Woody Allen (auquel il n'est pas sans ressembler) le destin tumultueux de Pélée, petit-fils de Zeus et père d'Achille. Cyril Auvity assure les arias, la viole de , le violon de Théotime Langlois de Swarte, l'archi-luth de surlignant l'habileté saisissante de cette partition baroque et pop. On retrouvera Dunford et Balliett le lendemain au même endroit pour Listen to the river, suite d'improvisations et de compositions originales « élisabéthaines » : après avoir rappelé non sans malice qu'« il y a deux Elisabeth », Paul Agnew après un bref hommage impromptu à la « première », s'éclipse devant celui conçu pour la « seconde » saluée par le Blackbird des Beatles gracieusement rhabillé pour l'été par les deux compères.

La Pinède réunit le maître de céans (Bill pour les intimes), Rignol, Dunford pour Par mes chants tristes et touchants, mini-récital mi-plaintif mi-agreste où Agnew laisse la place aux seuls instrumentistes à l'assaut des inusables Barricades mystérieuses, lointain tube de Couperin, mais proche comme jamais puisque quelques décimètres seulement nous séparent des exécutants. Agnew conclut avec l'enchantement intact de deux autres standards : Ma bergère et Vos mépris de Lambert. L'occasion pour le maître des lieux de pousser les quelques aboiements bien sentis impulsés par certain vers du texte.

Les rares gouttes de pluies de l'été 2022 tombent sur le rêve de : improviser de Bach à Biber en emmenant avec son violon, à travers les méandres du paysage, le public accouru à En compagnie des oiseaux, afin de partager avec lui la résonance entre musique et végétal dont elle a elle-même fait l'expérience. Contraint sous la tente de repli, le voyage perd en mobilité malgré les improvisations dansées de tout à l'écoute de l'exécution très habitée que offre (en marchant quand même) de la Passacaille des Sonates du Rosaire, tandis que l'auditeur songe à ce qu'aurait donné la déambulation rêvée, façon Joueur de flûte de Hamelin, sous les ombrages d'un domaine où font jeu égal Musique et Nature.

Lui aussi obligé de se replier sous tente, Théotime Langlois de Swarte, nouvelle étoile du violon, met en parallèle Leclair et Vivaldi, entraînant, avec la fougue des grands, les excellents instrumentistes de la Juilliard School (avec laquelle les Arts Florissants collaborent depuis 2007) et la contrebasse déchaînée de Douglas Balliett dans un Orage d'Eté du Prêtre roux dont la juvénile rage n'a rien à envier aux débuts du Giardino Armonico.

À 18h tous les publics se retrouvent aux Terrasses, devant Le Bâtiment (nom de baptême de la « chaumine » de ). Premier violon des Arts Florissants, Emmanuel Resche conduit une dizaine de confrères dans un revigorant florilège de danses issues de Platée intitulé Rameau : la danse de la pluie. Le lendemain, au même endroit, ce sera Lully le jardinier. A Thiré comme partout, le soleil s'est abattu et, il faut bien en convenir, les divers styles paysagers du lieu ont considérablement souffert des rigueurs de l'été, ainsi que nous le confirme Alain Berthet, chef-jardinier (le Le Nôtre de « William aux mains d'argent ») de ce jardin qui, jusqu'à l'escabeau oublié au détour d'une allée, rappelle le célèbre Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway…

L'église de Thiré accueille le concert du soir : un double bill Jephte conçu et dirigé par Paul Agnew qui ressort des bibliothèques la Jephte de Draghi. Créée vers 1687, assoupie depuis 300 ans, introduite par un solo de clavecin, c'est un grand huit récitatif que tentent d'interrompre quelques velléités d'ariosos et deux minuscules ritournelles. Tout en se régalant avec la beauté vocale des sept voix à tous les sens du terme mobilisées (Paul Agnew, , , Blandine de Sansal, mais aussi le timbre profond façon Lucile Richardot de , la basse tranchante d'Edward Grint), l'on passe aussi la quarantaine de minutes de l'œuvre inconnue à y déceler le moment inspiré dont l'on parlerait encore à la fin du festival. Tel que le Plorate qui a permis à la Jephte de Carissimi (1648) de traverser l'histoire : une déploration qu'on voudrait ne jamais voir s'interrompre et où le soprano bouleversant de Lauren Lodge Campbell (Jardin des Voix 2019) isolé dans un faisceau de lumière se détache d'un ensemble vocal que l'on quitte à regret.

Méditation à l'aube de la nuit est la très poétique dénomination d'un ultime concert aux chandelles que l'on nous demande en préambule de ne pas applaudir afin de pouvoir passer de cette folle journée de musique à un sommeil enchanteur. Judicieuse idée. Quel triomphe l'on aurait pourtant envie de faire aux magnifiques cantates sur d'obsédantes basses obstinées de Buxtehude interprétées par Paul Agnew : Quemadmodum desiderat cervus et Herr, wenn ich nur dich hab. A quand une intégrale des 113 cantates d'un compositeur adulé par le jeune Bach, qui, nous apprend-on, alla à pied (400 km) rendre une visite (de quatre mois) à son génial aîné ?

Jour 2. Sous L'Arche d'Hubert Robert, Erik Orsenna, avec érudition et humour, dispense un triple cours (de géo-politique, d'esthétisme musical, d'exhortation révolutionnaire), accordé à la triple ambition de d'avoir voulu faire rire les honnêtes gens à travers un Bourgeois Gentilhomme qui mêlait la turquerie née des démêlés de son temps avec l'Empire Ottoman, la fusion des Arts (Florissants), la fin d'une cohabitation éhontée des écarts sociaux. Ponctué par Lully, Éloge d'un bourgeois voulant devenir gentilhomme, sous-titré Manifeste pour un ascenseur social, se clôt par un concert de casseroles annonciateur de la Révolution Française par Marie-Ange Petit, facétieuse percussionniste des Arts Flo. Une insurrection en herbe couronnée par la dissonance d'un coup de cymbales envoyée par le Sage de l'Académie Française soi-même !

À la Pinède, , et font une belle place à Elisabeth Jacquet de la Guerre. Son Sommeil d'Ulysse est effectivement une cantate réussie, non seulement parce qu'elle possède une scène de tempête et une scène de sommeil, selon son interprète (une à la diction et à la projection royales) mais aussi quatre magnifiques ambassadeurs musicaux. Ce mini-épisode méconnu du retour d'Ulysse vers Ithaque donne envie d'en savoir davantage sur cette compositrice récemment ressortie des oublieuses oubliettes de l'Histoire.

Il est temps de souligner l'ambition spécifique de ces Jardins de William Christie : habituellement les petites formes d'un festival sont l'occasion de braquer le projecteur sur un artiste débutant. Il n'en est rien ici où tous les musiciens aux pieds desquels on s'installe sont les impressionnantes pointures de nos discothèques.

Au Cloître advient ce qui restera comme le bijou de ces deux journées : le dialogue de et de Marc Mauillon. Avec beaucoup d'humour, notre Orfeo contemporain prend le parti d'Henriette de Coligny de La Suze, à la libre-pensée de laquelle il vient de consacrer un double album. L'on y trouve ce sublime texte sublimement mis en musique par Le doux silence de nos bois. La voix envoûtante comme jamais du chanteur fait un sort gourmand aux pluriels XVIIᵉ des mots d'Henriette. À son côté, Myriam Rignol, gambiste, gracieuse et joueuse, lui offre le plus subtil, le plus complice des accompagnements. L'interprétation accomplie de ces deux merveilleux artistes recueille des applaudissements particulièrement chaleureux.

Les frères ennemis enfin réunis ! Lully et Charpentier sont les invités d'honneur de la perle du lieu : le Miroir d'eau. et ses musiques rassemble pour partie les musiques d'un genre nouveau : la comédie-ballet. Genre abandonné, que notre époque réhabilite enfin. Le Malade, le Bourgeois, Dandin, Pourceaugnac, Les Amants magnifiques … Musicalement c'est un bel anniversaire : Christie, toujours prompt à quitter la guinde pour le débridé, est chez lui dans ces musiques qu'il fut le premier à défendre. Mauillon, Auvity, de Negri, Costanzo, Debono, Tricou… tous font le maximum pour ressusciter la troupe de l'Illustre Théâtre de Jean-Baptiste Poquelin. Scéniquement on rêvait mieux. Le comédien Stéphane Falco a le ton juste, mais son personnage est peu cernable. Les quatre danseurs de la Compagnie Les Corps Éloquents sont presque de trop. Sans demander (même si on ne peut s'empêcher d'y songer) que, comme à Bregenz, on joue avec l'eau, ou que, comme à Bussang, l'on joue avec le fond du miroir d'eau, l'on attendait davantage de cette mise en espace au fil dramaturgique par trop distendu, un peu potache (malgré d'opportunes allusions : covidicis, hydroxyclorida) et inconséquemment conclue. « Ne songeons qu'à jouir, la grande affaire c'est le plaisir ». Certes. Mais que Vincent Boussard et Marie Lambert-Le Bihan n'ont-ils auparavant été tentés de creuser ce qu'ils n'ont fait qu'effleurer au cœur de leur spectacle : après l'entracte, la gaîté de rigueur se fige quand Marc Mauillon nous rappelle que lors de cette funeste représentation de 1673 du Malade imaginaire, après « juro », « il prit à Molière une convulsion ». Cette mise en miroir (sur le miroir d'eau) de la mort de l'auteur et de l'interprète de la pièce (bien vue par l'épitaphe de Roger Bussy-Rabutin : « S'il fait le mort. Il le fait bien ») aurait pu être la matrice d'un spectacle autrement mémorable. Espérons que l'édition 2023, qui reprendra la réussite de Basil Twist (Titon et l'Aurore) et The Fairy Queen, sera, sur le plan scénique, l'occasion d'une nouvelle métamorphose pour les Jardins de William Christie.


Apothéose en l'église avec une seconde et très étonnante Méditation à l'aube de la nuit : Paul Agnew, Cyril Auvity et Marc Mauillon s'immergent a cappella (un exercice familier pour le chanteur de Songline) dans Le Lay de la Fonteinne de Guillaume de Machaut, qualifié par Paul Agnew de « père de la musique française ». Trente minutes d'un poème de 21 strophes. Chacun des trois interprètes chante en solo les deux premières avant d'être rejoint sur la troisième pour « la chasse » (envoûtant canon à trois) et ainsi de suite… La conclusion parfaite de cette plongée dans l'Eden et le rêve d'un jeune Américain, musicien et jardinier, qui aura passé sa vie à faire découvrir leur propre musique à des Français toujours prompts à croire que le jardin est plus vert ailleurs. « Ne perdons pas un moment des beaux jours« , nous enseignait quelques heures plus tôt Henriette de Coligny.

Crédits photographiques : © Julien Gazeau

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