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Voyage en Pays Basque de Mozart à Messiaen au Festival Ravel

Le Pays Basque vibre en cette fin d'été au son des musiques de Ravel, mais aussi des compositeurs de toutes les époques depuis le XVIIᵉ siècle jusqu'à aujourd'hui. Compte-rendu de trois jours de pérégrination de Mozart à Messiaen au Festival Ravel.

De sa silhouette trapue et protectrice, la Rhune domine la ville de Saint-Jean-de-Luz et sa voisine, Ciboure, situées de part et d'autre de l'embouchure de la Nivelle. C'est là, à Ciboure, que naquit en 1875 . Attaché à ces racines et certainement aussi à la douceur de vivre dans cette jolie ville de la côte basque, il séjourna souvent à Saint-Jean-de-Luz, entouré de ses amis : Marguerite Long, Jacques Thibaud, Gustave Samazeuilh, Ricardo Viñes, Fedor Chaliapine… C'est dire si la musique imprégna les lieux! Elle n'a jamais cessé depuis : dans les années 1960, un festival (Musique en côte basque) y est créé, puis une académie (Académie Ravel). Enfin les deux fusionnent en 2020 pour devenir le Festival Ravel, avec en duo à sa direction artistique, Jean-François Heisser et , autrefois maître et élève. 

Ce festival nouveau propose un large panorama musical tourné vers la modernité, une programmation où autour des œuvres de Ravel gravitent aussi bien celles d'Élisabeth Jacquet de la Guerre, de Mozart, que celles de Xenakis, Messiaen, Stockhausen et Pärt. Avec son Académie qui désormais comprend aussi une classe de composition, cette année sous la direction de Philippe Manoury et de Ramon Lazkano, il regarde vers l'avenir. Il devient en outre transfrontalier, partenaire des institutions musicales d'Euskadi, notamment l'École Musikene de San Sebastián, investissant de hauts lieux culturels du pays basque espagnol.

Mozart en sons d'époque par

C'est dans l'église de la ville thermale de Cambo-les-Bains que vient donner un récital Mozart sur un pianoforte de Paul McNulty, copie d'après un pianoforte viennois d'Anton Walter (Walter et fils 1805), semblable à celui que le compositeur posséda. Le pianiste a choisi quatre de ses œuvres composées après son retour à Vienne en 1784. Dès la première jouée, la Sonate n°17 en si bémol majeur K.570, il suscite l'admiration, tant son jeu est raffiné, élégant, et captivant. Voici un musicien qui sait user de liberté, d'invention, par une ornementation fine dont il pare notamment les reprises de façon plus ou moins abondante, tout en structurant le discours musical avec rigueur et clarté. C'est tout l'art délicat de la suggestion qui apparaît dans sa façon de phraser, de trouver le mouvement expressif sans jamais le forcer. Un appui, un léger rubato suffisent, au début du premier mouvement par exemple, à rendre expressives et belles les sinuosités de la phrase, dont la première note d'où tout découle est toujours pensée avant d'être jouée, posée comme souvent dans le finale. Dans la Sonate n°15 en fa majeur K.533/494, son jeu vigoureux met en valeur les couleurs des accords, leurs harmonies hardies, et le contrepoint, dans un parfait équilibre des registres. L'Andante du Rondo n°3 en la mineur K.511 au ton doucement mélancolique est d'une émouvante pudeur. Suivent les méandres tumultueux, les éruptions de la Sonate n°14 en ut mineur K.457 dont l'interprète souligne la dramaturgie, empoignant le clavier avec fermeté, faisant sonner les basses dans une ampleur à laquelle on ne s'attend pas sur pareil instrument, donnant une assise quasi beethovénienne à ses pages tourmentées. Son pianoforte sonne et respire, chante et se confie sans relâche, dans la longueur du son, dans un éventail de couleurs sonores que l'usage subtil de la pédale actionnée par genouillère et de la sourdine subliment. C'est sur ce même instrument que , qui a enregistré l'intégrale de l'œuvre pour clavier de Mozart, donnera le lendemain, lors de sa master classe, une magistrale leçon de musique à deux jeunes pianistes, transformant radicalement leur jeu. 

Autour de Ravel, Vaughan-Williams et Duruflé à Saint-Jean-de-Luz

Le lendemain un concert grand format est donné dans l'église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz, celle-là même où fut célébré le mariage de Louis XIV, épicentre du festival. Sous le riche retable baroque, les cordes de l' ont pris place. Dans le programme de la soirée, trois œuvres se côtoient de façon inattendue. Ralph Vaughan-Williams et travaillèrent ensemble sur l'instrumentation et l'orchestration modernes trois mois durant entre 1907 et 1908, trois mois qui suffirent à sceller entre eux une amitié durable. La musique du compositeur britannique qui n'a pas subi en définitive l'influence ravélienne, est d'une force hors du commun. En témoigne cette Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis, que dirige la cheffe . Écrite pour orchestre à cordes et quatuor à cordes (chefs de pupitres), elle s'inspire d'un thème de la Renaissance anglaise que le compositeur a souvent pris pour référence. Une œuvre prenante et intense, d'un puissant lyrisme, jouée par l'orchestre et ses remarquables solistes dans une homogénéité parfaite des pupitres. parvient à en soutenir le chant continu, éperdu et profond durant les dix-huit minutes de son exécution, dans une tension émotionnelle de tous les instants. Shéhérazade de Ravel vient ensuite alléger l'atmosphère des effluves de ses rêves d'orient et de sa troublante beauté. L'orchestre est alors au complet pour accompagner de ses timbres chatoyants la voix de . En dépit d'une direction très attentive aux inflexions souples et nuancées du chant, celui-ci se trouve par moments couvert, sous la luxuriance orchestrale favorisée par l'acoustique du lieu. donne cependant aux trois poèmes chantés les belles couleurs de sa voix, la clarté de sa diction et tout ce qu'il faut de sensualité, de lascivité, et finalement l'impression d'ensemble reste un enchantement, tout comme la superbe mélopée de la flûte entendue dans la Flûte enchantée (2). La seconde partie du concert révèle une affinité étonnante entre le Requiem de et l'ouvrage de Vaughan-Williams entendu en début de concert. Le chœur de l'Opéra National de Bordeaux, magnifiquement préparé par son chef , a rejoint l'orchestre, derrière les vents légèrement surélevés. Ouvrage monumental irrigué de chant grégorien et fruit de l'inspiration fervente de son compositeur, le Requiem alterne puissance et recueillement dans ses neuf parties bien différenciées. en souligne les contrastes, accusant sa dimension dramatique, mais aussi celle méditative, le geste précis, veillant aux équilibres entre chœur et pupitres, conduisant l'orchestre dans des nuances extrêmes : du sentiment de paix (Introït) et de douceur réconfortante (sublime Pie Jesu et son émouvant solo de violoncelle) aux sonorités sépulcrales qui ouvrent le Domine Jesu Christe, dans les impressionnants crescendos du Sanctus et du Libera me, dans la sereine lumière de Lux aeterna et le mouvement de vie qui anime l'aérien Agnus Dei, dans In Paradisum dont l'atmosphère apaisée nous rappelle celle des pages fauréennes. Saluons enfin l'intensité et la beauté des timbres du chœur, dont la diction du texte liturgique est parfaitement compréhensible. 

Miraculeux Vingt Regards par

Cap sur l'Espagne le jour suivant, pour Vingts Regards sur l'Enfant Jésus d' par à Hernani, dans la ferme Zabalaga, au milieu de l'immense parc balisé de sculptures de la Fondation Chillida-Leku. Le lieu n'est pas choisi au hasard. Eduardo Chilliga, plasticien basque mort en 2002, qui vouait une passion à Bach, n'a cessé de multiplier les connexions entre son art, l'univers sonore et la musique en tant que « chemin vers la spiritualité ». C'est donc parmi ses œuvres porteuses pour nombre d'entre elles d'un message mystique que le pianiste nous embarque dans une nouvelle « odyssée », après avoir, quelques jours auparavant, donné d'affilée l'intégrale des Années de pèlerinage de Franz Liszt, dans un autre lieu du festival. On saluera cette nouvelle performance, tout autant que l'incommensurable beauté de cette fresque géante qu'il peint devant nous du clavier, cette « cathédrale », cette Chapelle Sixtine musicale que sont les Vingt Regards, dont il vient de publier l'enregistrement (Erato). La proximité du piano et du musicien ne fait qu'accroître ce sentiment d'être pris au cœur de cette musique, si dense, si jaillissante, si profuse, si disproportionnée, d'en éprouver sa fulgurance, d'en vivre sa saisissante immédiateté, de se laisser envahir par son indicible poésie. Il faut une endurance pour jouer ces deux heures de musique sans interruption, pour se donner corps et âme à cette musique exigeante. Bertrand Chamayou donne une densité propre à chacun de « ses » Regards qu'il faudrait passer tous en revue. Citons seulement l'infinie douceur du Regard de la Vierge (telle celle des vierges de Fra Angelico), la sidérante énergie déployée et la force titanesque de Par lui tout a été fait, l'explosion de couleurs du Regard de l'Esprit de joie tout en abondance, la si délicate et mystérieuse Première communion de la Vierge et ses vocalises d'oiseaux virtuoses que la pédale auréole subtilement, les sonneries somptueuses du Regard des Anges presque dansant dans le ciel des aigus, le lumineux et miraculeux Baiser de l'Enfant-Jésus chanté et prodigieux de douceur au début, les terrifiants accords à vide et les éclairs foudroyants du Regard de l'Onction terrible, le lunaire et contemplatif Je dors mais mon cœur veille, et pour finir la grandeur du Regard de l'Église d'amour. De ce cycle qu'il a découvert à 9 ans, Bertrand Chamayou nous disait après ce concert qu'il n'en avait pas percé tous les mystères, que l'œuvre quelque part lui échappait encore, tout au moins le dépassait… Nous ne pouvons que croire le contraire, après l'avoir entendue ainsi ce jour-là. 

Un autre monument de Messiaen attendait le festivalier le lendemain, à Bayonne, celui que nous avions entendu cet été au Festival Berlioz par les mêmes interprètes : Des Canyons aux Étoiles, donné en coproduction, et dont l'enregistrement vient de paraître chez Mirare.

Crédits photograpiques : ©Komcebo/Festival Ravel, ©Pierre-Alexandre Carré-PAC (Kristian Bezuidenhout), et ©J.C./ResMusica (Bertrand Chamayou)

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