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À la Monnaie, un Rosenkavalier placé sous les neiges d’antan, musicalement exaltant

La Monnaie de Bruxelles en coproduction avec l'Opéra national de Lituanie et le Teatro Comunale di Bologna présente cette nouvelle production du populaire mais si difficile Rosenkavalier de , mise en scène par , dirigée par à la tête d'un survolté et d'une superbe double distribution pour les quatre premiers rôles.

Tant par l'inventif et ductile livret d'Hugo von Hoffmansthal que par la partition à la fois référencée et très allusive de , Der Rosenkavalier recèle un monde d'ambiguïtés, où souvent les codes de l'apparence sociétale l'emportent sur la totale authenticité de bien des personnages. Seul le baron Ochs, truculent de grossièreté, échappe à ce double-je(u) permanent, et parmi les moments élus où chacun s'exprime par et pour lui-même figurent bien entendu le grand monologue de la Maréchale aux prises avec les futurs inéluctables outrages du temps et à une implacable solitude (à la fin du premier acte) – ou bien sûr, le trio de celle-ci avec Sophie et Octavian, couronnement émotionnel et lyrique qui clôt l'ouvrage.

replace l'action quelque part au XXᵉ siècle, loin de toute classicisme viennois de pacotille et joue sur cette dualité entre monde intime et sincère et faux-semblants publics sur le fond nostalgique des neiges d'antan. Les décors très épurés de Paolo Fantin – sous les éclairages probants mais sobrement sublimes d'Alessandro Carletti – jouent délibérément la carte d'un théâtre dans le théâtre, par une mise en abyme « gigogne » – avec cette chambre moderne, par moments démultipliée dans une perspective imbriquée, et devenue par un jeu de dupes, le lieu du décorum social par excellence. Ce fond immaculé quasi virginal sera juste «tagué » par les costumes bigarrés d'Alessandro Cavalca affublant serviteurs, intrigants ou…turbulents visiteurs au fil des deux premiers actes, ou par la noirceur bienvenue d'un corbeau géant (et ses déclinaisons empaillées, dans une filiation visuelle probablement hitchcockienne, symbolisant ici la rumeur) lors de la scène de l'auberge pseudo-hantée du troisième acte.

Certes cette mise en scène n'est pas dénuée d'humour – avec ces références cartoonesques, tels ces entrechocs de domestiques maladroits rappelant Tex Avery ou ces Annina et Valzacchi, maculés de couvre-œil noirs façon Pieds nickelés, ou encore telle récurrence visuelle de cet elfe–groom nain, en costume vif-argent, portant en trophée, une nuptiale et lumineuse « boule-à-neige » – ici incarné par l'excellent Aleksandras Sezeman.

Ailleurs la figuration se tinte d'ironie un rien bavarde – avec l'ajout parfois superflu d'autres figurants muets, tel ce maréchal si souvent absent mais (f)rigide lors de ses retours au foyer, ou tels ces « doubles » collisionnés – à tous les âges de la vie, de l'enfant turbulente à la vieillarde cacochyme, en passant par le jeune mariée énamourée – de la Maréchale au cœur du deuxième acte, ou encore telles ces filles de ferme, trayant une vache de carton pâte, et lamentablement lutinées par un Ochs aussi grotesque que trivial !
L'évocation du temps peut s'avérer à la fois probante par l'atmosphère de conte hiémal, actée par ces chutes nivales omniprésentes (le temps-weather, sorte d'hiver du cœur ) – mais ailleurs parfois assez épaisse avec cette inéluctable course chronométrique (le temps-time) figurées par ces multiples pendules et horloges ancillaires envahissant l'espace au fil du grand monologue de la Maréchale. Mais Michieletto, ailleurs (trop?) inventif loupe sa cible lors de la remise de la Rose d'Argent – ici, minuscule – à l'orée du deuxième acte, par une figuration impassible et expédiée : Sophie et Octavian demeurent paralysés par leur timidité réciproque et le protocole lapidaire imposé, loin de l'indomptable coup de foudre qu'évoque pourtant sans ambages la partition ! Il est bien mieux inspiré dans le même registre d'une trop insigne pudeur par la scène finale où les amoureux, seuls au monde, chantent leur bonheur dans un désert enneigé, et où la Maréchale, emmurée dans sa solitude, rejoint son indifférent conjoint dans une chambre enfin sortie du « cadre » théâtral, et plantée à l'avant-plan de la scène.

 

Pour cette production, la Monnaie recourt à une double distribution de haut niveau pour les quatre rôles principaux (le trio féminin et le baron Ochs). Ce dimanche c'est le second carré d'as qui est convoqué, avec plusieurs prises de rôles !

Dans le rôle de la Feldmarschallin, la soprano allemande Julia Kleiter habituée des plus grandes scènes germaniques (Semperoper Dresden, Salzbourg,..) et internationales (Opéra de Paris, Covent garden…) transforme l'essai d'une prise de rôle en une confondante réussite, par une incarnation vocale et scénique aussi irréprochable qu'émouvante, assez éloignée vocalement des marmoréennes maréchales du passé : elle confère une approche presque mozartienne au rôle, dans la lignée de la Comtesse des Nozze. Elle marque de son sceau l'ambigüité du personnage, entre sourires et larmes, entre bonheur éphémère et insondable solitude à venir, face au miroir du temps, avec ce timbre fruité mais aussi idéalement corsé. Avec une conduite vocale superbement expressive, elle se joue avec une superlative aisance de toutes les chausse-trapes de la redoutable partition, et est scéniquement incroyablement crédible tant par sa beauté sublimée par les éclairages que par le charisme de son jeu charnellement érotisé dans son liminaire duo avec Octavian.

La mezzo-soprano québécoise , connue surtout jusqu'à présent pour ses incarnations dans les répertoires mozartien, rossinien ou romantique français, aborde pour la première fois à la scène avec cette prise de rôle en Octavian. Elle appelle quelques de réserves. Sans doute davantage gênée que sa partenaire par la mise en scène la plaçant souvent en retrait, et assez loin de la fosse d'orchestre et de la salle, elle compense un relatif manque de puissance par un vibrato un rien envahissant. Mais par son timbre chaud, par son sens inné de la comédie – par exemple au fil de ses apparitions déguisées en Mariandel séduisant puis roulant dans la farine le baron Ochs – elle travestit avec beaucoup de conviction et de théâtralité sa voix. La soprano américaine campe une Sophie simple et fraîche, rebelle et amoureuse. Peut-être le timbre vocal est-il dans l'absolu et à notre goût juste un peu sombre pour le rôle, mais la musicalité et l'incarnation demeurent exemplaires, malgré une échelle dynamique relativement limitée. En Baron Ochs, la baryton-basse autrichien manque peut-être d'assise dans les registres plus graves de la tessiture, mais en compensation impose son sens de la comédie-bouffe et sa gouaille truculente par une indomptable présence physique – il a déjà incarné Alberich dans le Ring wagnérien, à Madrid ou Bayreuth !- soulignant à l'envi le côté graveleux et cynique du personnage.

Les rôles secondaires sont assez exemplairement tenus. Dietrich Henschel campe un Faninal aussi arriviste que déboussolé au gré des circonstances, avec désormais ce je-ne-sais quoi de naturellement fatigué dans la voix, ajoutant une tragique amertume désemparée à sa prestation. Les intrigants sont très justement distribués au ténor belge Yves Saelens, idéal en ténor bouffe de demi-caractère – encore une prise de rôle en Valzacchi !- et Carole Wilson, déjà fêtée dans le rôle d'Annina ailleurs (au Festpielhaus de Baden-Baden ou au Wiener Staatsoper) vocalement idéale et scéniquement assez désopilante de verve manipulatrice. La basse russe Alexander Vassiliev campe avec conviction et malice le notaire désabusé et le scrutateur commissaire de police. Juan Francisco Gatell est sollicité pour les trois minutes de l'air du ténor et s'amuse de cette pochade opératique raillant les « tics » des divos transalpins avec tout le chic nécessaire. On retrouve aussi avec beaucoup de plaisir les MM Academy laureates que sont Maxime Melnik (en maître des maisons de la maréchale ou du baron) et Lisa Willems (en modiste). Les autres courtes apparitions sont assumées avec brio par divers membres du Chœur de La Monnaie, par ailleurs dans leur globalité excellemment préparés par Christoph Heil.

Mais le grand triomphateur de cette après-midi demeure à la tête d'un en état de grâce, avec son pupitre de cors rutilants dès le lever de rideau, ses cordes soyeusement « viennoises » de griserie, sa petite harmonie piquante. Le chef français, pris par la musique au point de « fredonner » ou « grommeler » tout en dirigeant, tient son plateau avec une autorité confondante, mais aussi avec toute la ductilité souhaitée par Strauss lui-même : il mène la partition avec entrain et un sens évident de la grande courbe lyrique, doublés d'une attention scrupuleuse de tous les détails, sans pour autant négliger l'énergie, vitale voire presque par moment paroxystique, voire « orgasmique » du prélude au premier acte. L'effusion lyrique est toujours au rendez-vous, à fleur de peau, avec en apothéose, ce duo final, simple d'évidence et émouvant, à vous tirer les larmes. Du très grand art !

Crédits photographiques © la Monnaie/Matthias Baus

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