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Lady in the dark à Bâle : Kurt Weill à New York

L'Opéra de Lyon s'était lancé dans la création française de Lady in the dark en 2008. L'éclectique programmation du Theater Basel ressuscite avec des moyens autrement conséquents le rêve américain de . Une belle réussite mais…


Kurt Weill était un caméléon. Allemand fuyant le nazisme pour la France en 1933, puis pour les États-Unis en 1935, sa musique fut elle aussi contrainte à la métamorphose. Des bas-fonds de Berlin aux planches de Broadway, il ne reste pas grand-chose de L'Opéra de quatre sous dans Lady in the dark. N'était l'originalité de sa structure, on jurerait composé par un faiseur d'Hollywood ce musical à succès de l'année 1941 (paroles des chansons d'Ira Gerschwin), qui, hormis un amusant numéro sur les compositeurs russes, un court ballet après l'entracte, la chanson My ship, s'avère bien avare en moments immortels.

Directrice branchée toute-puissante du magazine de mode Allure, Liza Elliott est, à l'apogée de sa beauté, de sa carrière, une femme puissante en crise rongée par un doute généralisé qui la fait balancer dans tous les domaines : entre son métier et sa vie d'épouse, entre la patronne et la séductrice, et bien sûr entre les hommes qu'elle rencontre. Lorsque, dès les premières scènes de Lady in the dark, elle se voit même incapable de choisir entre deux couvertures pour le prochain numéro d'Allure, elle se dit qu'il est temps de consulter. Bien sûr tout remonte à l'enfance (le fringant destrier du séducteur sera… un gigantesque cheval de bois), autour d'un père, autour d'une chanson dont les bribes éparses se recolleront au final, recollant par là même les morceaux d'une femme nouvelle, plus ouverte aux autres.

Le livret de Moss Hart, en évoquant la psychanalyse naissante (lui-même la pratiquait, en était un ardent défenseur), expérimente une forme totalement nouvelle, celle d'une pièce parlée qu'entrecoupent trois rêves racontés sous forme de trois mini-opéras : Glamour Dream/Wedding Dream/Circus Dream. Trois rêves bien freudiens que Liza Elliott narre face public à la voix en off de sa psychanalyste, le métier s'étant féminisé depuis la création de Lady in the dark.

C'est même toute la société qui a évolué depuis le 1941 de : Lady in the dark revu par le metteur en scène a fait le choix d'ausculter impitoyablement 2022, année secouée de questionnements de toutes sortes : le genre notamment autour du personnage de Charley, le vibrionnant directeur créatif de Liza, les diktats de l'apparence physique (« Soyez vous-même »….) et même l'écriture inclusive taclée d'un jeu de mots réservé aux germanistes (Tanzer*inen oder aussen ?)… Le milieu de la mode et son invraisemblable barnum restant à lui seul, en 2022 comme en 1941, le condensé idéalement stimulant des questions existentielles du moment.


Le spectacle est d'abord spectaculaire avec son rideau d'écrans, ses vidéos virtuoses, son plateau aux sillons mobiles plantés de myriades de fleurs, ses cintres de rampes coulissantes : comme si ce ciel et cette terre de scène se réfléchissaient l'un dans l'autre à seule fin d'enfanter de superbes effets kaléidoscopiques autour du lieu principal de l'action : le bureau parfois perché d'une héroïne qui ne l'est pas moins. Après l'entracte, cette machinerie complexe et jamais en repos laisse place à un plateau dont l'ordinaire se veut plus en phase avec la « guérison » en cours de cette Lady passant progressivement du « dark » à la lumière.

Avec un beau sens du spectacle, entraîne un particulièrement encanaillé dans ce tourbillon visuel aussi grisant qu'un défilé de mode, où ballets et costumes eux aussi ne sont que séduction. Assurément cette luxueuse Lady in the dark pourrait faire les beaux jours de bien des capitales du divertissement. Comédiens chantants (mention au Randy ultrabrite de , au touchant Charley de , au savoureux Stefan Kurze de Russell Paxton) autour de la Liza de . L'abattage et l'énergie de cette dernière (ses yeux ne craignant pas les basses températures au moment d'être propulsée de façon hilarante dans le plus simple appareil) rappellent les talents de Jasmine Roy révélés, de Metz à Toulon, dans moult comédies musicales, et que l'on imagine plus parfaite encore, au stricte plan vocal, dans ce spectacle qui gagnerait à bénéficier également d'une traduction française puisque le Theater Basel privilégie les surtitres allemands et anglais !

Car c'est là le seul bât blessant de la soirée : même lestée de substantielles notions des deux langues proposées, la tête est condamnée à jouer les yoyos sans discontinuer d'une scène où il se passe toujours quelque chose à des surtitres haut-perchés, les scènes parlées en allemand de cette Lady logorrhéique étant de plus remplacées par de sommaires résumés. Souhaitons ardemment que le Theater Basel, assurément une des plus passionnantes maisons d'opéra d'Europe, de surcroît à une poignée de kilomètres de la frontière française, active très prochainement, surtout pour de telles soirées, des surtitres dans la langue de Molière.

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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