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Le Couronnement de Poppée à Strasbourg : sexe et pouvoir

L'Opéra national du Rhin offre un exceptionnel Couronnement de Poppée en associant la fine fleur du jeune chant baroque et le chatoiement de l', magnifiés par le travail sur la partition du chef et la lecture scénique d'une foudroyante intelligence d'.

Absent depuis dix-huit ans déjà des scènes alsaciennes, le chef d'œuvre de y fait son retour. Et c'est un coup de maître grâce au travail de concert et en parfaite symbiose du chef d'orchestre et du metteur en scène.

S'attaquer au Couronnement de Poppée pose de multiples questions. La partition de la création à Venise en 1642 étant perdue, quelle version choisir entre les deux qui nous sont parvenues (Venise en 1646 et Naples en 1651), toutes deux étant déjà des réécritures apocryphes et adaptées à de nouveaux théâtres pour des reprises ? À partir de ces deux versions, a réalisé, selon ses propres termes, un « travail de couture » avec quelques coupures et modifications de l'ordre des scènes et réussit une version non pas définitive (aucune ne le sera jamais) mais parfaite de fluidité, de lisibilité, de dramatisme et sans aucun temps mort. Quel est l'instrumentarium idéal, en sachant que l'effectif instrumental était à l'époque fonction de la taille et des moyens de chaque théâtre ? Pour l'adapter à la jauge plus grande de nos salles actuelles, l'étoffe et en diversifie les couleurs par l'adjonction de bois, d'une harpe et même, au continuo, de deux clavecins et d'un orgue. Peut-être pas parfaitement authentique mais tellement plus efficace. En termes de plénitude sonore, de dramatisme et de colorations, son s'y montre exaltant.

Cette même fluidité et cette cohérence avec la musique, cette même vérité dramatique assurent la réussite de la mise en scène d'. D'origine kazakhe et formé à Saint-Pétersbourg, venu du monde du théâtre, il ne réalise ici que sa troisième mise en scène d'opéra. Quel talent pourtant chez ce quasi inconnu en France et dont on devrait rapidement entendre reparler. Le décor contemporain, simple et fonctionnel de Gideon Davey est fait d'un cylindre gris creux et rotatif bordé d'un escalier circulaire. L'intérieur est occupé par la demeure de Poppée dont le nom s'inscrit en lettres de néons et qui prend la forme d'un univers de théâtre rouge sang avec balcons et sièges capitonnés, mais évoque aussi un lupanar. Avec brio, Evgeny Titov en tire toutes les possibilités en variant constamment les entrées et les perspectives. Les Dieux observent et se rient des machinations humaines d'en haut, depuis l'escalier et les balcons, et n'en descendent que pour y interférer. Le sexe et les jeux de pouvoir avec leur inhérente violence sont montrés sans détour avec une redoutable efficacité. Et conformément au livret et à la tradition de l'opéra vénitien, on passe en permanence de la tragédie au plus haut comique.

Enfin et surtout, la direction d'acteurs est d'une précision clinique et chaque personnage est puissamment caractérisé par le costume et le comportement. Aucun n'est monolithique mais évolutif et changeant, le plus souvent dual. Tous les chanteurs s'y investissent avec aisance et conviction. Néron est un adulescent narcissique au look de rocker peroxydé et se déplace en moto ; lui prête sa silhouette juvénile et sa voix ductile à l'aigu brillant et à la vocalise véloce. Plus prostituée qu'amante avec son déshabillé et ses porte-jarretelles, Giulia Semenzato campe une Poppée très séductrice vocalement mais néanmoins inquiétante car prête à tout pour accéder au pouvoir. incarne Octavie en grande bourgeoise délaissée et au désespoir véhément. Lui aussi cantonné au registre de l'abattement, en Othon dépressif et négligé d'allure, convainc par son expressivité et sa crédibilité scénique, même en version drag queen sous les atours de Drusilla, mais semble un peu gêné par la tessiture assez grave du rôle. Habilement localisé sous l'escalier du décor en véritable SDF, plus Diogène grec que philosophe romain, le Sénèque de Nahuel di Pierro est parfait de présence et de puissance avec des graves magnifiquement sonores. On attendait beaucoup des dons de comédien d' pour la nourrice Arnalta et l'on n'est pas déçu pas son irrésistible numéro à l'irréprochable tenue vocale. Tout le reste de la distribution est à l'aune de ce remarquable niveau, de la Drusilla brillante de Lauranne Oliva au menaçant et vigoureux Lucain de sans oublier l'inénarrable Valet de Kacper Szeląźek. Les deux groupes des divinités Fortune, Amour et Vertu (respectivement , et Marielou Jacquard) et des trois sbires de Néron (Patrick Kilbride, , Renaud Brès) sont bien contrastés dans leurs vocalités mais s'apparient sans heurt.

À l'issue de ces presque trois heures de pur théâtre et de matérialisation des passions et pulsions humaines, y compris et surtout les plus sombres, la scène finale en résume à elle seule les qualités. Tandis que Poppée (en mariée aux mains ensanglantées) et Néron entonnent leur célébrissime et sublime duo « Pur ti miro, pur ti godo », ils déambulent le long du décor en rotation qui révèle peu à peu toutes les victimes agonisantes de leurs machinations. Après de longues secondes de recueillement silencieux, le public strasbourgeois éclate en acclamations et fête tous les artisans d'un spectacle puissant qui marquera durablement les esprits.

Crédit photographique : (Arnalta) / (Néron) et Giulia Semenzato (Poppée) en bas – (Amour), (Fortune) et Marielou Jacquard (Vertu) en bas © Klara Beck

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