- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Voix singulières et plurielles à Mars en Baroque

Pendant un mois, Marseille vit au rythme du baroque grâce au festival Mars en Baroque, de très haute tenue. Cette année, c'est la voix qui est à l'honneur, dans une programmation éclectique qui mêle concerts, conférences, master-classes et actions culturelles variées.

Nous étions au théâtre de La Criée pour une version de concert de la Dafne d'. De Venise à Vienne, Caldara nous a laissé pas moins de quatre-vingt sept opéras. Dafne a été créée à Salzbourg en 1719. Ici, le mythe ovidien devient une intrigue pastorale, autour d'un trio amoureux où la nymphe chaste est courtisée par le dieu Febo (Phoebus, qui est l'Apollon des Romains) et le berger Aminta, sous les yeux de son père Peneo. Cette fantaisie champêtre est servie par une musique vive et entrainante, bien différente des tragédies mythologiques qui l'ont précédée. Pour échapper aux assauts de ses amants, la sage Dafne se métamorphose finalement en laurier, mais on est bien loin ici de la tension admirablement sculptée dans le marbre par le Bernin au siècle précèdent. Bien sûr, le côté statique d'une version de concert ne permet pas de rendre le merveilleux des métamorphoses. Mais la musique elle-même nous emmène du côté du divertissement pastoral, avec ses scènes de chasse (et de pêche) et ses ambiances bucoliques séduisantes. Les voix des quatre chanteurs sont parfaites. Dafne, interprétée par la soprano , joue les coquettes et nous enchante dans les da capo ornementés. , jeune contre-ténor français à suivre, campe un Febo amoureux plein d'allant, impressionnant dans les nombreux airs de bravoure. Il fait merveille dans l'air de l'acte II évoquant les petits oiseaux, sur un tapis de pizzicati des cordes. En comparaison, le berger Aminta, chanté par le ténor , manque un peu de présence malgré une voix irréprochable. Le baryton belge interprète le rôle de Peneo, qui nous offre un air de regrets poignant sur la perte de sa fille à la fin de l'acte III, accompagné par l'éloquent basson de . L'orchestre du Concerto Soave est d'une grande précision et d'une belle expressivité, efficacement dirigé depuis le clavecin par , qui réalise un continuo magnifiquement ciselé. Une interprétation d'une très grande élégance.

Deux jours plus tard, nous étions dans la belle église melkite Saint-Nicolas-de-Myre pour deux programmes enchaînés dans la même soirée. fut la toute première femme à publier de la musique, au milieu du XVIème siècle. Ce sont ses madrigaux, jamais entendus depuis 1568, que nous fait découvrir le jeune ensemble féminin et la soprano . Cette compositrice au destin singulier a porté haut la cause féminine à la Renaissance, invitant les femmes à suivre son exemple et à ne pas laisser les hommes être « les maîtres des dons de l'intellect ». Si sa musique est restée méconnue jusqu'à ce jour, c'est qu'elle nous est parvenue lacunaire : pour ses madrigaux à quatre, les parties de basse et d'alto ont dû être restituées ici par Catherine Deutsch et Marc Busnel, et confiées aux cordes d'un consort de violons. est un ensemble de jeunes musiciennes issues du CNSMD de Lyon, qui se consacre au répertoire de la Renaissance dédié aux cordes de cette famille, où la basse de violon jouée debout par Manon Papasergio remplace le plus tardif violoncelle. La voix très claire de la soprano met sa belle expressivité au service d'un texte sur les tourments amoureux, qui n'est pas sans rappeler la poésie contemporaine de Louise Labé. Deux madrigaux instrumentaux, l'un au clavecin et l'autre pour le consort (où le canto est joué à la flûte par la chanteuse) nous montrent un autre usage possible de ces musiques. Le programme se termine par un madrigal plus développé, où le texte fait dialoguer un berger blessé à mort et une nymphe affligée. Prima le parole : la musique de met en scène cette poésie amoureuse tout en contrastes avec une science des affects parfaitement aboutie, qui fait de ces madrigaux inédits de véritables pépites.

Le programme suivant, intitulé « Magiciennes baroques », nous emmène dans le monde passionné des grandes tragédiennes que sont Médée, Armide et Circé. Et c'est la voix surnaturelle de , accompagnée au clavecin par l'excellent , qui nous entraine dans le tourbillon d'affects de ces femmes puissantes, entre désespoir et vengeance. Ce thème convient à merveille à la voix si bien timbrée de la mezzo-soprano, qui passe avec le même bonheur de la tessiture aigüe à celle d'alto. Tout en elle est théâtral, jusqu'à la présentation haute en couleurs qu'elle fait du programme et à son extraordinaire présence scénique. Après une magistrale ouverture d'Ariodante au clavecin, elle est une Médée dramatique et vindicatrice chez Haendel puis Cavalli. Joué au clavecin, un Capriccio de Giovanni de Macque tout en chromatismes fait écho aux tourments de la magicienne, avant le célèbre air « Quel prix de mon amour » de la Médée de Charpentier. Et puis arrive Armide de Lully et son extraordinaire monologue de l'acte III, « Enfin il est en ma puissance », et là, le temps s'arrête. EST Armide, dont elle est la véritable incarnation, et l'on rêve de la voir sur scène dans ce rôle magistral. La Passacaille d'Armide transcrite par d'Anglebert pour le clavecin prolonge admirablement ce grand moment d'émotion. Puis vient l'air de W.Webb « Powerful Morpheus » où endosse le rôle de Circé en nous offrant de superbes pianissimi. On se souvient de sa prestation dans le programme anglais « Perpetual night » d'un enregistrement avec Sébastien Daucé. Le célèbre « Music for a while » de Purcell concentre à lui seul tout ce que cette voix puissante peut offrir de contrastes, depuis la douceur de l' affliction jusqu'à l'exaltation de l'âme libérée. Pour terminer, une petite cantate de Colin de Blamont nous fait découvrir une autre vision de la magicienne homérique. Dans une scène d'enfers, accompagnée dans l'extrême grave du clavecin, il est dit de Circé » Sa voix redoutable trouble les enfers », et c'est bien ce que nous ressentons tous à l'écoute de cette voix puissante. Une morale finale dans le goût du XVIIIème siècle, chantée avec une pointe d'ironie, allège l'atmosphère. Tout au long du programme, le clavecin de est un orchestre à lui tout seul, d'une virtuosité jamais prise en défaut. Et le public enthousiaste obtient deux rappels, dont un air de Fairy Queen où le jeu de scène et l'humour de Lucile Richardot font merveille.

Crédit photographique: © Pierre Morales

(Visited 714 times, 1 visits today)