La première saison lyrique de Baptiste Charroing à la tête du Théâtre des Champs-Élysées s'annonçait sous les meilleurs auspices : Hector Berlioz, Benjamin Bernheim, L'Orchestre Les Siècles, Silvia Costa. Las, cette nouvelle production ne parvient pas à convaincre.
Depuis son Cygne noir aixois, on suivait avec attention le geste de Silvia Costa, dont les univers poétiques (Julie, L'Arche de Noé, L'Autre voyage) trouvaient matière à se déployer dans des petites formes d'un esthétisme et d'une intensité intrigants. Mais force est de reconnaître que, pour sa première grande production, la metteuse en scène s'est perdue avec son spectateur dans une dramaturgie peu lisible, de surcroît peu flattée par une scénographie dont l'économie de moyens, après les récents Boris Godounov lyonnais et l'Iphigénie de l'Opéra Comique, réactive l'inquiétude en cours relative aux budgets des maisons d'opéra.
La kaléidoscopique Damnation berliozienne, avec les sauts du coq à l'âne du cerveau d'un homme qui s'apprête à quitter la vie, semblait pourtant attendre le délicat imaginaire de la jeune metteuse en scène italienne. Mais, malgré le statut d'anti-opéra dont d'aucuns tiennent ce soir encore à la parer, la légende dramatique de Berlioz convoque bel et bien la cinégénie des grands chefs-d'œuvres lyriques.
Silvia Costa fait se lever le rideau sur la chambre (trois murs qui chuteront spectaculairement à l'entrée de Mephisto) d'un Faust presque « d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil », sortant d'un lit envahi de peluches. Qui est cet homme sans appétit, qui s'habille, qui griffonne au sol sur des rouleaux de papier, casque sur les oreilles (pour la Ronde des paysans), qui écoute une radio crachotante (pour la Marche hongroise), avant de s'adonner à une régressive séance de diapos (sur le Chant de la fête de Pâques) le renvoyant à son enfance ? Un homme parmi d'autres ? Un Berlioz du XXIe siècle ? Ou tout simplement un hikikomori ou l'un de ces adulescents éternellement ancrés dans leur prime jeunesse ? Ce n'est pas bien clair.
La restriction budgétaire semble planer sur une scène au bord de l'Elbe qui voit le mobilier faustien chichement recouvert de plaids fleuris : rêves exotiques, érotiques et domestiques intra muros pour Faust qui ne sera expulsé de sa chambre qu'après que l'orchestre aura littéralement pris sa place sur le plateau pendant un entracte qui aura permis le déménagement de tous les instrumentistes ! Faust se retrouve à ferrailler avec deux pupitres dans une fosse d'orchestre déserte, en contrebas d'un plateau transformé en cour d'assises, avec chef d'orchestre habillé en homme de loi. Le tableau est esthétiquement plus convaincant mais…. qui juge-t-on ? Marguerite (une matricide) ? Faust (un asocial) ? L'œuvre (un faux opéra) ? Berlioz (un ovni dans son propre pays) ? De la très opaque note d'intention de Silvia Costa, on goûte le titre : Un tribunal musical. Beau projet. Mais pour quel chef d'accusation ? Et quel verdict ?
Ce n'est pas du côté de l'orchestre qu'adviendront les réponses. On se pince : sont-ce vraiment Les Siècles, cette phalange presque atone et sans couleurs, si sagement conduite avec une maîtrise des décalages toute relative par le jeune Jakob Lehmann ? On pense toute la soirée au fondateur de la phalange, chef berliozien autrement convaincant. Le Chœur de Radio France est lui aussi sujet à caution, que l'invisibilisation forcée par la dramaturgie durant la quasi-totalité des trois premières parties, les chorégraphies scolaires (Chœur de soldats et Chanson d'étudiants) rendent bien peu soudé.
Restent les solistes : Thomas Dolié, Brander altier et assuré ; Christian Van Horn, méchant familier du répertoire français, Méphistophélès solide pour qui les surtitres semblent avoir été inventés, et que l'on plaint de devoir diriger les follets de l'orchestre six minutes durant ; Victoria Karkacheva, silhouette diaphane sortie, comme moult apparitions, du sol par la porte de l'appartement aplati de Faust (belle idée), belle voix, un rien placide ici en grande faucheuse puis en ménagère adepte du décap'four. On songe une fois encore à certaine mezzo française berlozienne dans l'âme, dont la Didon et la Cassandre au Festival Berlioz, la Béatrice à Cologne, avaient nourri l'espoir légitime d'une Marguerite…
Remis d'une indisposition qui a fait frémir avant la première de cette Damnation, Benjamin Bernheim, après ses splendides Nuits d'été, après son très beau Faust de Gounod avec Tobias Kratzer, ajoute le Faust de Berlioz à son répertoire. Pour cette prise de rôle très attendue ce soir, on retrouve les qualités de son récent Hoffmann au détour de chacun des numéros d'une partition comme écrite pour sa voix. Naturel, intelligibilité, grâce, sens de la confidence (Merci, doux crépuscule), de la puissance (Invocation à la nature), tout captive de cette réincarnation plus solaire et plus libérée du grand Nicolai Gedda, à laquelle on souhaite ardemment la plus précieuse longévité.
Le ténor français, comme ses collègues par trop abandonné à la rampe par sa metteuse en scène, restera comme la raison d'être de cette nouvelle Damnation de Faust accueillie par des huées, dont la vigueur réelle n'égala toutefois pas la bronca générale condamnant la production d'Alvis Hermanis à Bastille en 2015. De la froideur réservée à l'impressionnante réalisation de Robert Lepage à Bastille en 2001 et 2004, à la chute d'Alvis Hermanis et à la descente en flammes de Silvia Costa, l'histoire de la représentation scénique de la Damnation à Paris est un chemin de croix !