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Retour d’une belle production de l’Agrippina de Haendel

Il est malaisé de classer Agrippina, jubilatoire comédie satirique et corrosive, laquelle provoque dans la salle une tempête de rires.

En effet, cette joyeuse parade pourrait tout aussi bien s'intituler Les Lauriers de César ! Un authentique festival de bel canto, aux mélodies profuses, sans la moindre afféterie. Haendel, alors âgé de vingt-quatre ans, brocarde le surprenant univers des mœurs palatines, via une partition bouillonnante… Si l'on se fonde sur les écrits de Damien Colas, cet ouvrage clôt les « années d'apprentissage » italiennes du caro Sassone. Créée à Venise en 1709, pour contourner, semble-t-il, la censure romaine, cette fresque tendancieuse d'une grande maturité préfigure les opus majeurs de la période londonienne.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Haendel réemploiera – dans Rinaldo, Rodelinda ou Partenope, entre autres – certaines tournures d'Agrippina, tant cet opéra est une pépinière d'airs d'une veine irrésistible. A l'inverse, l'arioso nostalgique d'Ottone (acte II) est importé d'un oratorio allégorique antérieur Il Trionfo del tempo e del disinganno. La reprise de cette coproduction avec le Théâtre de la Monnaie, déjà donnée au Théâtre des Champs-Elysées en 2000, tient lieu d'événement au sein de cette rentrée plus ou moins aléatoire.

Derrière sa légèreté savante et son apparente désinvolture, ce « dramma giocoso » véhicule une indéniable profondeur humaniste. En outre (exemple parfait de détournement d'opera seria) la vis comica abonde – dans la lignée monteverdienne du Couronnement de Poppée, fameux précédent. Sont dépeints des personnages calculateurs, empêtrés dans des situations rocambolesques. Les thèmes sont la manipulation politique, l'illusion du pouvoir, les obscures intrigues, l'ambition féminine, avec, en toile de fond, une dimension érotique explicite. Par-delà ces histoires d'alcôves, le compositeur parvient à jeter un regard de compassion envers ce microcosme, au sein duquel seuls Poppée et Otton ne sont pas d'adorables crapules. Agrippine est une « beautiful looseuse ». Pour asseoir son rejeton sur le trône, cette mère arriviste fomente des complots farfelus, ourdit des stratégies foireuses, aligne des stratagèmes et ruses grotesques. A mi-chemin entre Madame Mim, Miss Tick ou la tribu des Pied Nickelés ! L'habile mise en scène, égrillarde, poétique, décalée (l'épisode du « clavecin-bar » au II !) est conçue comme un compromis entre les Monty Python et un Walt Disney déjanté, et joue à fond la carte de la relecture décapante, sans massacrer pour autant le génie immarcescible de Haendel. Pari réussi grâce à une distribution optimale !

Trois exemples éloquents. D'abord, le Lamento initial d'Ottone, au II, d'une intensité tragique quasi-purcellienne. D'Ottone, encore, la méditative cantilène précitée « Vaghe fonti ». Le contre-ténor colore son timbre de demi-teintes, la voix est bien projetée, lumineuse, doublée d'une assise remarquable. Ensuite, l'aria d'Agrippina « Pensieri, voi mi tormentate », erratique, avec ses harmonies instables, hérissé d'accords chaotiques des violons. Sa ligne volontairement exsangue traduit un monologue destructuré inédit – passant d'un récitatif convulsif à un cantabile hagard. Une nature hybride – c'est du Sprechgesang avant l'heure ! Se succèdent à un rythme haletant récitatif accompagné, arioso, recitatif accompagné avec retour brutal à un recitatif sec ; à nouveau un récitatif accompagné, un fulgurant arioso et une transition immédiate vers la scène suivante. Séquence introspective au cours de laquelle la reine interroge sa conscience viciée pour livrer un combat tout intérieur. Proche du cri, cette fureur explosive préfigure les affres de la Médée de Cherubini, voire l'égarement de la Femme d'Erwartung de Schönberg.

Face aux assauts réitérés d'une tessiture vipérine, la performance d' (plastique à la Sophia Loren) participe du marathon musical. Ample soprano dramatique d'agilité et de force, la cantatrice, aux accents parfois callasiens – émission pure en sus – illumine ce vaudeville de sa prestance. Timbre charnel, impérial, rauque, appuyé par une technique virtuose au service de l'expression dramatique. Rien à voir avec le chant brouillon et monochrome de Della Jones dans la version discographique de John Eliot Gardiner. La cantatrice récuse ici l'image d'une Agrippina caricaturale, murée dans son délire monomaniaque. Elle rend palpable la meurtrissure, l'abandon, la solitude extrême. Autre héros(ïne) de la soirée, l'androgyne et fascinant Néron « Junky » de la mezzo-soprano suédoise . Elle ressemble à un teenager immature, au look de rappeur, sniffant de la coke, mâtiné de Louise Brooks en blonde platine. Au-delà des mimiques à la Buster Keaton, le chant reste princier. L'aria di bravura du III, « Come nube che fugge dal vento » dévoile un organe robuste, souple dans l'aigu. Même lorsque l'artiste ose de risqués détimbrages, les ornements retors, les notes piquées acrobatiques sont scrupuleusement exécutées. Idem de la science experte de la vocalisation.

Les autres solistes sont extraordinaires. Remplacant souffrante – elle mime Poppée sur le plateau – la voix fruitée de Rosemary Josuah fait montre, depuis la fosse, d'une belle musicalité dans ce rôle lourd, protéiforme – en fait : le protagoniste principal ! Un moment de grâce totale, miracle de simplicité et d'économie, le duo extatique du III, au lyrisme subtil – une épure pré-mozartienne -, empreint d'une sensualité pudique voire chaste, entre Otton et Poppée. Tous deux esquissent un inattendu tango que suggère par le mouvement chaloupé de la ligne mélodique. Saluons l'interprétation burlesque de l'inénarrable (Narciso), véritable demi-caractère, sorte de Sparafucile au petit pied. Accessit derechef pour le Claudio souverain de , confronté à une tessiture de basse profonde qui côtoie legrave (celui d'Osmin dans L'Enlèvement au sérail de Mozart). C'est un comédien hors pair et un technicien impeccable, le ridicule de son personnage s'accentuant de surcroît par une tessiture décalée.

Il est urgent que , sans rival aucun dans ce répertoire de l'Opéra vénitien, grave cette partition. Il possède l'exacte pulsation, un sens raffiné de l'agogique, l'exubérance requise. Aucune des deux versions existantes, ternes et inégales au plan vocal (Gardiner chez Philips, Mac Gegan pour Harmonia Mundi) n'est pleinement convaincante. La lecture majestueuse de Jacobs est cohérente, magnifiée par des cuivres percutants et des hautbois baroques veloutés. Il met en perspective les enluminures sonores voulues par Haendel. Loin de considérer Agrippina comme une prometteuse œuvre de jeunesse, le chef la relie aux futurs chefs-d'œuvre tels Giulio Cesare, Radamisto ou Alcina. L'accompagnement de certaines arie ressortit au concerto grosso, par exemple celle de Claudio au III, soutenue par deux bassons obligés de premier plan. Le est l'écrin idéal pour cette luxueuse tragicommedia dell'arte.

Crédit photographique : © DR

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