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Benvenuto Cellini par John Nelson

« Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur ; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d'entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l'Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je serais musicien. » [Mémoires, I, 64].

n'a pas vingt ans lorsqu'il succombe à la fascination du théâtre lyrique qui s'impose à lui tel un impérieux absolu. Fin lettré, adepte de Virgile et l'un des plus ardents défenseurs de Shakespeare, il reconnaît dans l'opéra l'expression parfaite du beau littéraire et musical. Certes, ces premières tentatives sont pour certaines méconnues — la main du compositeur ayant préféré détruire des œuvres telles qu'Estelle ou Beverley ou le Joueur — ou peu connues et reconnues — telles que Les Francs-Juges ou La Révolution grecque — et pourtant il ose s'affronter une nouvelle fois au gigantisme de l'opéra, qui plus est à une époque dominée par les colosses que sont Meyerbeer, Cherubini, Rossini et les auteurs à succès que sont les Auber, Halévy ou encore Adam. Au simple énoncé de ces quelques noms, on imaginera aisément les émois du public le 10 septembre 1838 lors de la levée de rideau de Benvenuto Cellini, premier opéra d'un compositeur évidemment célèbre mais marqué par une réputation d'extravagance. Deux siècles plus tard, il n'est sans doute pas inexact d'affirmer que le public parisien, venu en masse saluer l' ce lundi soir, était sans doute porteur des mêmes troubles et des mêmes pensées ambiguës à l'égard de notre compositeur toujours si controversé, mais ne suscitant jamais la moindre indifférence !

Choix esthétique ou financier, point de rideau ce jeudi soir pour cette interprétation en version de concert de Benvenuto Cellini. Dommage me direz-vous. Oui inévitablement… si vous n'avez pas assisté à cette soirée. Difficile de penser qu'il était plus captivant de ne pas voir ! Difficile de reconnaître que l'absence totale de représentation scénique (même pas une mise en espace) permettait justement un merveilleux dévoilement et une parfaite lisibilité des méandres berlioziens ! C'est un Benvenuto Cellini étincelant de part la stricte mise en exergue de sa richesse musicale qui était offert au public parisien, sans aucun apparat superflu, ayant pour unique ambition de servir le grand Berlioz.

Directement issu des mémoires de Cellini, l'argument est d'une lumineuse simplicité : amoureux de Térésa (), fille de Balducci (), Cellini () l'enlève plutôt que de terminer la statue de Persée commandée par le Pape Clément VII (); mais diverses circonstances vont précisément lier son bonheur (et sa survie !) à l'achèvement immédiat de l'œuvre, prodige qui dénoue de façon inespérée son destin. Dès les premières notes, le ton était donné : les multiples volontés de Berlioz seraient satisfaites et révélées dans leurs moindres détails de manière explicite sans pour autant tomber dans la caricature. Ainsi, dès le premier tableau — à l'image de l'opéra dans son intégralité —, jamais aucune interprétation n'avait aussi bien illustré la bouffonnerie d'une colère impuissante, jamais l'air « Entre l'amour et le devoir, Un jeune cœur est bien à plaindre » de Térésa n'avait été autant teinté d'un émouvant lyrisme rejetant la moindre mièvrerie musicale, et jamais — ou presque- aucun duo d'amour n'avait été aussi pur et lyrique, tout en étant pimenté par les interventions pleines de vivacité, mariant avec justesse et précision l'humour et l'angoisse, de , alias Fieramosca dont nous nous souvenons la très belle performance lors de La Périchole à Nancy il y a quelques mois. Dans le même souci de précision et de fidélité, songeons toujours aussi berliozien qui a su rendre avec férocité et profondeur le caractère franc et combatif de son personnage par un engagement absolu, comme à son habitude — comment oublier son imposante prestation d'Hérode dans L'Enfance du Christ il y a tout juste un an sous la direction… de , le même !

Une soirée merveilleuse annoncée dès les premiers instants par les protagonistes « principaux » alliés à des musiciens exceptionnels qui ont su d'une part se fondre dans la trame berliozienne pour en faire ressortir toute la sève et la matière sonore et, d'autre part, briller lors de leurs airs réceptifs en dévoilant des personnalités originales, principalement en ce qui concerne Ascanio incarné par l'étonnante Joyce di Donato. Son Air « Mais qu'ai-je donc ? » fut tout bonnement somptueux. Aux antipodes de son air précédent, a démontré un caractère mélodieux par une exécution enjouée teintée d'un certain mélancolisme en laissant transparaître la tristesse d'Ascanio transcendée par le rire et le chanter. L'enthousiasme du public fut tout à fait unanime, par opposition sans doute, il faut bien le reconnaître à la prestation de Grégory Kunde dans le grand air tant attendu de Cellini « Seul pour lutter ». Malheureusement celui-ci fut mal engagé or, ici, l'écriture en récitatif ne pardonne rien d'autant plus que l'orchestre a su rendre à merveille la délicatesse souhaitée par le compositeur afin de laisser à l'auditeur la liberté de porter son attention sur la partie vocale. Kunde, à priori poussé par une volonté de trop bien faire, a alors tenté d'intensifier au maximum la tension vers le dernier énoncé du vers principal mais, malencontreusement, son aboutissement ne fut pas à la hauteur de ses espérances… Un accroc musical au moment fatidique qui peut aisément être pardonné lorsque l'on pense au poids qui pèse sur le rôle titre à un tel instant qui plus est lorsqu'il remplace le grand  ! En outre, il serait fort regrettable de ne garder en souvenir que ces quelques notes car Grégory Kunde a prouvé tout au long de cet opéra sa capacité à imposer une personnalité propre à travers une approche musicale d'une tendre délicatesse, suscitant un timbre chaud, intime et profond perpétuellement au service du texte et de son intelligibilité. Un sens musical et une diction tout à fait remarquables qui n'ont pu que séduire l'auditoire. Pour clore, il nous faut attribuer une mention particulière au jeune chanteur incarnant Bernardino, , qui, du haut de ses vingt-trois ans, s'est imposé par un engagement peu coutumier mais surtout par une présence rare dénotant une forte maturité et un avenir extrêmement prometteur.

« On fit à l'ouverture un succès exagéré, et l'on siffla tout le reste avec une énergie et un ensemble admirables », tels furent les mots de Berlioz au sortir de la première. Mots qui auraient surpris et choqué ce lundi soir tellement Benvenuto Cellini fut grandiose sous la baguette de . Servi par un orchestre incontestablement majeur, un chœur d'une précision exemplaire et d'originaux solistes, il a touché à l'essence berliozienne par un engagement absolu défiant même ses propres limites. Malgré un malaise peu avant l'acte II — situation d'ailleurs très berliozienne quand on y songe… à croire que le grand Hector n'a pas fini de nous surprendre ! — s'est donné corps et âme jusqu'à la dernière note afin de rendre le meilleur hommage qui soit au maître français.

Lundi soir, les gloires factices se sont éteintes, Benvenuto Cellini nous est apparu sous son vrai jour : un sommet de la production lyrique française, un chef d'œuvre de vie dramatique, une « partition turbulente et gaie »…

Un souvenir de cette soirée ? Un geste inoubliable… celui de John Nelson, sous les applaudissements, brandissant sa partition pour laisser place à l'ombre du grand Berlioz…

Nous attendons avec la plus grande impatience la prochaine parution discographique de ce concert (EMI-Virgin Classics).

Crédit photographique : © DR

Benvenuto Cellini version Nelson, des voix d'airain pour un opéra de feu

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