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La Clémence de Titus à Montréal, l’opéra vomit les tièdes

Afin de souligner le 250e anniversaire de la naissance du maître de Salzbourg, l'Opéra de Montréal a voulu marquer à sa manière son attachement indéfectible à la mémoire d'un compositeur de génie, en proposant La clémence de Titus, une œuvre mal aimée ou mal comprise du grand public.

Choix délibéré, assurément, c'est la première fois dans l'histoire de la compagnie que l'ultime opéra seria de Mozart fait son entrée sur scène, avec la pompe qui lui est due. La production fut d'abord conçue par le Santa Fe Opera avant que l'OdM lui ouvre toutes grandes ses portes. La clémence de Titus renoue avec l'opéra traditionnel, d'un hiératisme éprouvant pour quiconque s'aventure à l'aveuglette dans ses arcanes. L'intrigue semble dépourvue d'intérêt, bancale, avec ses personnages téléguidés par le fil rouge des récitatifs ennuyeux et toujours trop longs. Mais rendons à César ce qui est à César, et à Titus ce qui est à Titus. L'action certes est figée, mais elle se double d'une résonance symbolique, au-delà les passions humaines, en communion d'un idéal de fraternité et de liberté. L'œuvre, contemporaine de la Révolution Française, peut être perçue comme une mise en garde contre toute barbarie et préfigure le chaos qui déferlera à travers l'Europe. D'une moralité exemplaire, édifiante et élevée, irréprochable spirituellement, néanmoins, la structure dramatique propre à l'opéra seria a dû paraître caduque au musicien, attelé à composer au même moment, mais d'une tout autre encre, le singspiel la Flûte enchantée, d'allégeance maçonnique comme on sait. L'urgence de renouveler le genre appartient à Idoménée ; le formalisme passéiste incombe à La clémence de Titus.

Tous gardent en mémoire le film Amadeus, de Milos Forman, où Joseph II, l'empereur emphatique, déplorait que ses sujets le considérassent comme une relique que l'on ne peut approcher sans faire de courbettes, encore moins toucher le scapulaire. Celui que l'on honore pour sa mansuétude et que l'on statufie de son vivant a bien du mal à se faire aimer pour lui-même. Ajoutons que la sobriété et la mesure n'ont jamais fait bon ménage à l'opéra. La magnanimité que l'on confond avec l'indulgence voire la complaisance est perçue comme une faiblesse de caractère et un manque d'autorité. Cet empereur trop bien élevé confine à la tiédeur. Il est des vérités en religion comme en art : l'opéra vomit les tièdes. Ainsi Titus, faisant passer l'intérêt du peuple avant l'amour, se résigne à répudier Bérénice, princesse de Judée. Sa deuxième tentative auprès de Servilia échoue tout autant, celle-ci avoue avec courage et fermeté, qu'elle est «déjà prise». L'empereur abdiquera une nouvelle fois devant l'amour et ne nouera pas ses lauriers impériaux à la jeune romaine. L'empereur se rabat alors sur l'ambitieuse Vitellia, tigresse vampée par le pouvoir, mais qui sous l'auguste influence, avouera son crime de lèse-majesté. Là comme ailleurs, l'opéra se nourrit du vice. Pourtant, le très respectable Titus est aussi un être complexe, cherchant désespérément une épouse, l'âme sœur, le cœur de la femme sans jamais l'atteindre. Titus, un être de chair et de sang ? À lui le pouvoir de démêler l'écheveau d'un complot qui se trame contre sa personne, de se savoir trahi par son meilleur ami Sextus, de reconnaître les bassesses de la nature humaine et des intrigues de palais et surtout de souffrir d'une mortelle blessure. Abandonné, esseulé, il ne lui reste que le geste impérial : celui de pardonner à tous. La seule chose qui soit mortelle à l'opéra, c'est l'ennui. Ne remettons pas en cause la musique du divin Mozart – sauf pour les récitatifs sans reliefs de Süssmayr – mais plutôt le livret indigne et insipide de Mazzolà, un décalque assez gauche de Cinna ou La clémence d'Auguste de Pierre Corneille. Commande officielle pour le couronnement de Léopold II, roi de Bohème, cet opéra est le chant du cygne du grand style serio, avec, il est vrai, les arias sublimes de Vitellia, Servilia et Sesto, sans omettre le grand finale avec chœur qui compte parmi les meilleures pages de l'ouvrage.

La mise en scène de Chas Rader-Shieber, est d'un immobilisme à refroidir tous les bouges de Rome. L'interaction des personnages est souvent absente voire nulle. Pensons à la première scène, entre Sextus et Vitellia, leur duo «come ti piace» auquel semble répondre en écho cet autre duo entre Servilia et Annius «Ah, perdona al primo affetto» où celui-ci croit avoir perdu sa maîtresse à jamais. Art figé, distancié alors que ces scènes requerraient plus de chaleur. Éloignement voulu entre les personnages et on se demande si l'opéra ne gagnerait pas à être représenté en version de concert. On comprend que l'œuvre soit difficile à monter et que l'entreprise scénographique soit périlleuse. Nulle part, le metteur en scène n'a tenté d'insuffler vie aux personnages et de leur donner un certain mordant. Le chœur souvent statique, drapé du péplum romain, semble perdu entre ciel et terre, éthéré en quelque sorte. La mise en scène omet ainsi la complexité des rôles de Titus, les remords de Sextus et les aveux de Vitellia. Mais il revient aux chanteurs de caractériser leur personnage. Nous y reviendrons. Les décors de David Zinn renvoient le spectateur au plus bas dénominateur commun avec ses deux murs latéraux et à l'arrière-scène, une porte coulissante qui s'ouvre et se referme. Les quelques changements à vue se font comme par enchantement. Mais les décors présentés sont souvent dignes d'un musée d'inepties. Pour suggérer l'incendie du Capitole, on se sent plutôt transporté dans une salle de démonstration de foyers à combustion lente. La scène précédente alignait les bustes des empereurs romains dont l'effet est grotesque et sans goût. Après le coup d'état raté, le désordre est symbolisé par un amas d'éléments disparates et des chaises renversées. Enfin, la dernière scène, mieux inspirée celle-là, enchâsse l'empereur dans les Champs-Élysées, pieds nus, foulant les hautes herbes. Figure emblématique, il demeure un modèle inégalé, inaccessible, au-dessus de la triste condition humaine. Heureusement, l'éclairage de Lenore Doxsee parvient à suggérer une atmosphère troublante et plus significative. Par contre, le fait de propulser l'action au siècle des Lumières ne rajoute strictement rien. D'ailleurs, on joue sur les deux tableaux du temps, certains personnages, Publius, l'empereur et le chœur sont drapés à l'antique, tous les autres portent le costume dix-huitième. Ainsi, les protagonistes passent d'un acte à l'autre du noir au blanc, de l'obscurité à la lumière, du mensonge à la vérité.

Vocalement, disons-le d'emblée, la distribution est soignée. La place d'honneur revient certainement au quatuor des femmes, toutes de haute tenue, impeccables en tout point. campe une Vitellia tragique, impose dans toutes les scènes sa véhémence de femme hantée par le pouvoir, manipulatrice à souhait. La voix parfaitement contrôlée se joue des difficultés sur toute l'étendue de son ambitus dans des intervalles vertigineux mais toujours au service de l'expression. en Servilia n'est pas en reste. La voix s'est enrichie, parfaitement homogène et techniquement impeccable. Notons que chez cette artiste, la ligne de chant est toujours excellente. Jeu plus subtil sans doute, se permettant des arabesques dans son grand air du deuxième acte. Annius de la mezzo , très crédible en travesti, fait ressortir l'amoureux adolescent de la belle Servilia. dans Sextus est le véritable héros de l'intrigue. La mezzo campe un personnage très crédible et de haute tenue. Dès son premier duo avec Vitellia, on sent la fébrilité de l'amoureux transi, personnage cornélien, partagé entre l'amour et le devoir. Le baryton Joshua Hopkins dans Publius a une voix noble, d'un caractère élevé qui cadre à merveille avec ce rôle. Le Titus du ténor réussit dans un rôle ingrat à rendre crédible la complexité et la majesté du personnage. Voix mozartienne, d'une belle tenue, il donne sa pleine mesure dans l'air, «Se all'imperio». Cela rend compte parfaitement du tempérament de l'empereur, rendu avec justesse par une voix somptueuse. «Si, pour gouverner, il faut un cœur sévère, arrachez-moi l'empire, ou donnez-moi un autre cœur.»

Le chœur, extrêmement bien préparé, est d'une justesse à toute épreuve. Reconnaissons une fois de plus l'habileté de de faire ressortir la beauté et l'exactitude du chœur de l'Opéra de Montréal. Les Violons du Roy, sous la baguette toujours attentive de , assurent une qualité sonore exemplaire à l'orchestre et leur chef signe ici une merveilleuse prestation.

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