Tragédie de l'immobile, ces Aveugles de Maeterlinck sont du Samuel Beckett avant l'heure : les douze personnages errent sans but avec pour seule perspective la mort au bout du chemin. Un treizième peut voir, mais c'est un enfant en bas-âge qui ne peut donc s'exprimer.
Sans foi, sans espoir, les rapports humains de ces êtres qui ne peuvent que s'entendre sont délibérément faussés. Un vide est créé que seul la conscience du collectif et un sens involontaire de l'humour pourront combler.
Sur ce texte désespéré, Xavier Dayer (qui a écrit cet opéra pour l'Atelier lyrique de l'Opéra National de Paris, une œuvre sur mesure donc) a composé une musique redoutablement austère. Le modèle Pelléas et Mélisande n'est jamais très loin, le traitement de la prosodie s'en ressent. Là s'arrêtent les ressemblances. Si le texte de Maeterlinck n'est pas sans rappeler certaines répliques de Pelléas, la musique de Xavier Dayer ne doit rien à Debussy. Formé auprès de Tristan Murail et Brian Ferneyhough, ces Aveugles font une large part à l'écriture spectrale. L'orchestration, toujours très fine, les silences ménagés dans la partition, l'alternance du parlé avec une écriture extrêmement lyrique (splendide madrigal à trois voix des trois aveugles en prière), l'utilisation contrôlée de l'aléatoire prouvent que Xavier Dayer a su prendre le meilleur de ses illustres aînés, dans lesquels on peut reconnaître Messiaen, Dutilleux, Lutosławski, Ligeti et Kurtag. L'œuvre, certes aride dans son expression, est menée par une tension sous-jacente qui ne faiblit jamais.
Coté plateau rien n'est faible. Certes, la partition instrumentale ne risque pas de couvrir les chanteurs. Toutefois ceux-ci, qui ne sont pas tous francophones, maîtrisent à la perfection la prosodie pourtant traître de notre langue. Pas une seule parole n'a pu s'échapper. Le mérite est d'autant plus grand que cette partition n'a rien de simple pour eux, avec de nombreux passages a capella, des ensembles d'une grande complexité, des départs « dans le vide », etc. De cette distribution homogène se détache particulièrement Ugo Rabec (premier aveugle né), Aimery Lefèvre (le plus vieil aveugle), Elena Tsallagova (une jeune aveugle) et Anna Wall (l'aveugle folle, seul rôle sans texte).
La mise en scène de Marc Paquien joue essentiellement sur l'immobilisme, l'action se réduisant à peu de choses, l'essentiel étant les rapports humains. Point de symbolisme trop voyant ni d'accès de réalisme : ces aveugles sont vêtus de blancs, et les subtils jeux de lumières de Dominique Bruguière empêchaient le public de discerner le regard des chanteurs. Une production bien rodée (Les aveugles a été créé en 2006 à Saint-Denis et repris régulièrement depuis) d'un opéra contemporain admirablement conçu. Une expérience à prendre pour exemple à l'avenir.