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Automne musical du Centre de musique baroque de Versailles

Campra et Henri IV

De la saison de concerts « Automne musical » que produit annuellement le Centre de musique baroque de Versailles, ResMusica.com avait déjà présenté un dimanche de musique de chambre à Trianon. La présente chronique s'attachera à rendre compte de presque tous les autres concerts. (Signalons que deux d'entre eux, voués à Campra, furent annulés : Le Carnaval de Venise, au Théâtre des Champs-Élysées, à cause des grèves nationales relatives à la réforme du régime des retraites ; et des scènes de tragédies, au Château de Versailles, «pour des raisons techniques»).

Dans ce délicat exercice par lequel, en version de concert, sont donnés des fragments d'opéra, Carolyn Sampson est demeurée sage. Sans doute, un chef plus soucieux de théâtralité eût été le bien venu, qui l'eût stimulée. Ainsi que l'orchestre : bien sonnant et cohérent, le s'est cantonné dans un anonymat de styles (Rameau, qui dans l'entre-temps a «inventé» l'orchestre moderne, y sonne comme Campra) et d'énergies. Avec une maîtrise évidente des codes qui caractérisent la musique française baroque et même si elle n'incarne pas très profondément ces aperçus de rôles, Carolyn Sampson rayonne de sa joie d'être là. Ce qui a manqué à Gottfried von der Goltz qui peina à dominer, diaboliquement et malicieusement, l'écriture excessive de Leclair.

Puisque le premier concert que, à la tête de ses Pages et Chantres de la Chapelle, sera traité avec le second, à la fin de cette chronique, venons-en aux petits motets. Cette part intime de Campra est particulièrement touchante. Au-delà des codes qui définissent l'espace de l'institution sacrée à cette époque, une piété personnelle se fait jour, moins pensée que ressentie, moins rhétorique que sensiblement textuelle. Ici ne se présentait pas en orchestre mais en ensemble de solistes instrumentaux (deux dessus de violons et trois instruments de continuo) auquel s'ajoutaient trois voix d'hommes. Patrick Cohen-Akenine a trouvé le ton juste et émouvant : il a établi une unique poétique de la vocalité et du discours, que le médium soit vocal ou instrumental. Respecter la fonctionnalité propre à ces pages l'a emporté sur une facile tentation : se servir de ces pages pour présenter, voire arbitrer, des querelles stylistiques. Et parmi celles-ci : dans ces petits motets, Campra épanouit-il davantage sa veine française ou son tropisme italien ? De la musique avant toute chose…

Là où, deux semaines auparavant, le et Gottfried von der Goltz avaient rencontré quelque difficulté, et ont rappelé que, de l'opéra en version de concert, ils étaient passés maître. Tout comme l'été dernier, au manoir de La Chabotterie, avec l'opéra-comique Sancho Pança de Philidor, sait instiller cette veine dramaturgique – jamais hâbleuse – et fait oublier l'absence de mise en scène. Grâce à un continuo moteur, la présence physique de la voix est manifeste. Ainsi chacun a pu admirer combien la palette dramaturgique de Campra était vaste, également à l'aise lorsqu'il s'agit de donner vie à La Folie, cette figure si éminente de l'art scénique baroque. Nul doute que, dans Platée, Rameau allait savoir, ultérieurement, lui rendre hommage. D'un excellent plateau vocal, on signalera , aussi vive théâtralement que précise vocalement, Romain Champion, sans doute la plus intéressante haute-contre française du moment, et , le jeune baryton-basse français qui, concert après représentation, révèle ses amples talents. Tous chanteurs qu'on retrouve dans la magnifique version phonographique d'Atys de Lully, que a publié dans « son » label phonographique : Musiques à La Chabotterie.

Chaque année, l'orchestre wallon Les Agrémens, que dirige est invité à la table de cet Automne musical et le bonheur se renouvelle. Cette fois-ci, il s'est agi, autour du grand-motet, de placer Campra au milieu de ses pairs les plus talentueux. Grâce à , les singularités créatrices de chacun d'eux ont jailli, évidentes : Gervais, le lulliste prolongé ; Bernier l'Italien, avant tout soucieux d'une charmante veine mélodique, même avec un texte de déploration ; Lalande le maître de toutes les dimensions de la composition musicale (en une dizaine de minutes, son Regina cœli contient une substance si dense que ses collègues l'auraient volontiers disposée en une durée double) ; et Campra, dans sa manière souveraine de dominer le théâtre de l'art sacré à la cour royale pour élaborer une œuvre grouillante de vie. Avec le concours du très précis , a, une fois de plus, réalisé une poésie de l'exactitude. Sans aucun forçage expressif ou rhétorique, il choisit la «ligne claire» (pour reprendre cette métaphore issue de la bande dessinée), de sorte que les enjeux propres à chacun de ces quatre grands-motets surgissent, préhensibles à l'auditeur. Un bon quatuor de solistes, duquel on distinguera , a couronné ce festin musical, aux saveurs aussi riches qu'un oratorio de Handel.

Enfin, concluons par deux concerts qui laissent une durable empreinte dans les mémoires et dont le maître d'œuvre est . Dans des univers musicaux aussi distincts que des grands-motets de Campra puis la musique sacrée au temps d'Henri IV, il a fait merveille. Chez Campra – et pour continuer de filer la métaphore de la bande dessinée –, aime la ligne sombre, par laquelle, de cette masse sonore sombre, grouillante et inquiétante qu'il affectionne, son travail dégage, oriente et éclaircit, quelquefois avec violence, les enjeux essentiels propres à chaque écriture. Et cela vaut autant dans le riant motet In convertendo (composé en 1703 mais présenté ici dans son amendement, très personnel, de 1726, il rivalise, en éblouissements, avec le chef d'œuvre éponyme de Rameau) que dans le rituel Requiem a cerné, comme rarement, le pouls du temps sacré. Deux mois plus tard, changement radical de répertoire. Au-delà de ce que fut l'articulation entre les ères renaissante et baroque en France, ce programme a rendu évidentes les ardentes tensions qui, vers 1600, se jouaient entre un contrepoint spécifiquement français, un temps musical (« mesuré à l'antique », dansé ou épris de liberté), un champ de bataille harmonique (les piliers de la future tonalité tentaient de trouver leurs premières fonctionnalités) et une expressivité où le libre arbitre aristocratique et reprise en main religieuse se querellaient. Parce qu'il a su donner, à ces œuvres, leur envergure dramaturgique (le Te Deum de Caurroy a jailli comme l'alter ego des Psalmi pœnitentialis de ) et leur vie rythmique pulsionnelle, Olivier Schneebeli a été un impeccable et passionné passeur.

Décidément, Les Pages et les Chantres de la Chapelle et l'unité mixte de recherche conduite avec le CNRS sont les piliers identitaires du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV). Or, en ce moment, outre l'étonnante absence de la direction générale et artistique à plusieurs concerts, deux signes indiquent que cette institution unique en Europe traverserait quelques turbulences : le CNRS, employeur de la majeure part des chercheurs qui œuvrent à l'Hôtel des menus-plaisirs (siège du CMBV), songerait à se retirer de cette essentielle unité de recherche ; d'autre part, un tropisme artistique accru, depuis plusieurs années, sur la fin du XVIIIe siècle, troublerait les chercheurs, aux yeux desquels le XVIIe siècle est l'ère qui offre le plus vierge champ de recherche. Gageons que cette première turbulence sera vite apaisée (il en va des financements publics que reçoit le Centre de musique baroque de Versailles) et qu'un projet commun saura réunir les secteurs de la recherche et de la diffusion. Missions de service public obligent !

Crédit photographique : ; © DR

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