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Le Crépuscule des Dieux à Strasbourg, l’accomplissement

Après une interruption d'un an, l'aventure de la Tétralogie wagnérienne répartie sur quatre saisons, commencée en février 2007 par l'Opéra national du Rhin sous la direction de , s'est achevée avec le Crépuscule des Dieux sous les auspices de Marc Clémeur nommé en 2009 nouveau directeur général de l'Opéra alsacien. Cette conclusion était très attendue, en particulier pour la mise en scène de qui avait enthousiasmé dès l'origine le public et la critique.

Ce Crépuscule des Dieux démontre la parfaite cohérence et l'unité de vision du metteur en scène écossais. Il y reste fidèle aux principes qui avaient faits le succès des trois journées précédentes : une lecture littérale du mythe, sans insister sur ses arrière-plans psychologiques ou politiques, un respect scrupuleux des indications scéniques du compositeur, une parfaite lisibilité de l'action avec des moyens pourtant modestes et surprenants par leur inventivité, une direction d'acteurs très précise et toujours juste. Le miracle demeure que cette apparente simple «mise en images» laisse tout loisir à l'imaginaire et à l'analyse du spectateur de s'exprimer. En n'encombrant pas la scène de machineries trop réalistes, en ne pointant pas de manière explicite tel ou tel niveau de lecture, rend au grand œuvre wagnérien toute sa complexité et sa richesse.

Dés le prologue de ce Crépuscule des Dieux, le spectateur retrouve un univers devenu familier ; les Nornes déroulent le fil de l'Histoire dans un enchevêtrement étouffant de lianes moussues, l'éveil de Brünnhilde et Siegfried réintroduit le rocher en forme de masque éclaté et le fidèle cheval Grane de La Walkyrie (un figurant monté sur des échasses à ressort et doté d'un tête équine stylisée). Le monde des Gibichungen est celui de l'apparence et du matérialisme : parois dorées, riches costumes de la même couleur et inspirés par l'Inde des maharadjas, couvre-chefs à mi-chemin entre la couronne royale et le masque. Leur demi-frère Hagen est d'emblée à part et plus inquiétant avec son habit noir et son équipe de sbires samouraïs, qui exécutera une chorégraphie menaçante de tai-chi lors du chœur des vassaux. Le troisième acte s'ouvre sur une scène des Filles du Rhin magique, encore plus réussie que celle de l'Or du Rhin, où les éclairages donnent l'illusion parfaite qu'elles se meuvent dans l'eau. Il faut ici redire combien la scénographie de cette Tétralogie doit à la perfection et à la variété des lumières de Paule Constable. Enfin, l'immolation finale de Brünnhilde brasse une dernière fois tous les éléments : Grane qui l'accompagne, les masques des Dieux que les hommes viennent déposer sur le bûcher, le feu rougeoyant et purificateur, l'eau du Rhin qui envahit l'espace et l'or qui réapparaît comme au début sous l'apparence d'un jeune homme quasiment nu qui vient déposer son masque doré au tomber de rideau.

Ovationnée par le public, impressionne en Brünnhilde. A ce stade de sa carrière, la soprano dramatique a certes quasiment trois voix : des graves plantureux et fortement poitrinés, un médium à la riche texture mais au vibrato inconstamment contrôlé – beaucoup mieux cependant ce soir que lors de Siegfried – et un aigu dardé et conquérant. Mais, une fois la voix chauffée, l'engagement scénique, l'investissement dramatique et vocal, le caractère farouche et rebelle emportent tout. On retrouve aussi le blond Siegfried de , à l'endurance toujours inépuisable. Au début moins convaincant que dans la précédente journée avec un timbre devenu plus blanc et des aigus moins couverts, il s'améliore ensuite pour délivrer une mort murmurée et très touchante. Daniel Sumegi campe un Hagen de forte stature, sonore, incisif et violent, avec cette émission dans les joues et un peu nasale typique des basses d'école anglo-saxonne. Robert Bock est impeccable en Gunther superbement timbré et Nancy Weissbach émeut en Gutrune fragile et un peu naïve, aux aigus parfois tendus. Merveilleuse narratrice, Hanne Fischer nous gratifie d'une scène de Waltraute passionnante et reprend son Alberich incroyable de crédibilité scénique et idéalement noir et grinçant. Le trio de Nornes est parfait et, quoique moins homogène, celui des Filles du Rhin est enrichi par la diaphane et séraphique voix de soprano de Anaïs Mahikian.

Un peu serré dans la fosse car au grand complet, l' honore par sa concentration, sa réactivité, sa qualité —hormis quelques menus accidents aux cors, les cordes et les bois surtout furent somptueux— son futur chef . Celui-ci prendra en effet la direction de l'OPL en 2012 au départ de . Pour l'heure, ce Crépuscule des Dieux est du meilleur augure car le chef slovène en propose une lecture aboutie de bout en bout, cursive et allante, jamais lourde lors des climax, presque chambriste à certains moments et toujours attentive aux détails, aux équilibres, à la mise en exergue des leitmotive et aux chanteurs. Tout aussi superbe, le Chœur de l'Opéra national du Rhin enthousiasme par sa vigueur, sa parfaite homogénéité et sa puissance.

Point d'orgue d'une entreprise de cinq ans, le Crépuscule des Dieux a ainsi conclu en apothéose une Tétralogie qui a marqué scéniquement et musicalement en dépit de moyens moins conséquents que ceux de l'Opéra de Paris par exemple. L'audace a payé et cette production restera incontestablement comme une grande réussite de l'Opéra national du Rhin. Il reste à espérer qu'une autre maison souhaite et puisse la reprendre.

Crédit photographique : © Alain Kaiser

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