- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Mythes et légendes sur les traces d’Hector

« Parier, avec Berlioz, sur le retour à la vie » : c'est le défi que lance Bruno Messina pour cette édition 2021 du festival de la Côte-Saint-André avec une programmation à la juste démesure du cher Hector.

Les Troyens à Carthage

Elle était la Cassandre de la Prise de Troie, premier volet (Actes I et II) des Troyens d'Hector Berlioz donnés en 2019 à l'auditorium de la cour du Château Louis XI. revient sur le devant de la scène en Didon, une prise de rôle pour la mezzo-soprano au côté du ténor allemand Mirko Roschkowski dans le rôle d'Énée. Sous le geste fringant de , le Jeune Orchestre Européen partage le plateau avec le chœur de l' et celui du Forum National de la Musique de Wroclaw. Les instruments sont d'époque, cordes en boyaux et présence des saxhorns et ophicléides s'adossant à la section des trombones.

Second volet tant attendu, Les Troyens à Carthage constituent les actes III, IV et V de l'ouvrage monumental, précédés d'un Prologue avec récitant/rapsode (Éric Génovèse) que Berlioz rajoute pour introduire ce deuxième épisode désormais détaché du premier. Énée a quitté sa ville en flammes pour gagner l'Italie et y fonder une nouvelle Troie. Mais un orage le fait échouer sur les rives de Carthage, la cité gouvernée par la reine Didon. L'acte IV scelle l'union amoureuse de Didon et Énée quand Mercure et le chœur des ombres rappellent au héros sa mission. Soumis à l'ordre divin, Énée reprend la mer, abandonnant Didon qui se donne la mort.

Comme dans les deux premiers actes, Berlioz accorde à l'orchestre et au chœur un rôle dramatique souvent prépondérant à travers des pages flamboyantes et des effets de spatialisations auxquels se prête idéalement la configuration de l'auditorium : tel ce dialogue en duo des deux saxhorns légèrement détempérés qui sonnent au-dessus de nos têtes dans la célèbre « Chasse royale » du début du IV. Si les cuivres sont amenés à se déplacer plusieurs fois, certaines voix du chœur vont également se détacher, dans le Ballet du IV notamment où la voix laryngée de quatre jeunes femmes ajoute à la couleur exotique du Pas d'esclaves nubiennes. S'entendent également hors de scène les voix des spectres rappelant Énée à son devoir et contribuant à cette mise en espace du son dictée par l'écriture même de Berlioz. Les couleurs sont avivées, celles des bois avec cet usage irraisonné du piccolo chez Berlioz, les reliefs dramatiques accusés et l'équilibre des masses sonores toujours contrôlé sous la direction énergique autant que fluide de dont l'engagement et l'efficacité du geste font merveille.

On retrouve parmi les onze personnages du livret, des voix déjà présentes dans La Prise de Troie comme Vincent Le Texier incarnant le sombre Narbal, Damien Pass (une sentinelle) très en verve face à (autre sentinelle) et Mirko Roschkowski/Énée, ténor lumineux à l'intonation très sure et aux aigus flamboyants, très éloquent dans son grand monologue du V. Julien Dran (Iopas) soutient avec bravoure son air du IV (« ô blonde Cérès ») tout comme dans la chanson triste du jeune matelot Hylas au début du V. Anna, la sœur de Didon / est un mezzo-soprano opulent même si la voix manque un rien de projection face à Didon dans leur duo du premier acte. quant à elle, endosse son rôle avec la noblesse et l'élégance qui incombent à une reine : clarté de l'élocution, tonicité de la voix et puissance expressive du verbe. « Nuit d'ivresse et d'extase infinie », le duo des deux amants à la fin du IV est d'une beauté hypnotique, conduit avec beaucoup de grâce et de finesse par les deux voix en parfaite osmose : sommet d'une soirée qui marquera sans nulle doute d'une pierre blanche cette édition 2021.

Humour et féérie

La proposition aurait sans doute plu à Berlioz, qui mêle la comédie et la musique et aborde aux rives du fantastique. Le château des cœurs donné dans la Chapelle de la Fondation des Apprentis d'Auteuil est une féérie d'après la pièce de théâtre éponyme de dont le festival Berlioz a honoré le bicentenaire de la naissance à travers le colloque international « Berlioz, Flaubert et l'Orient » qui s'est tenu les 22 et 23 août au Musée de La Côte-Saint-André. C'est également une « création-maison », commandée par Bruno Messina à la metteure en scène Jeanne Debost, associée de la qu'elle a créée en 2003 : un collectif en recherche de pratiques innovantes favorisant la transversalité et le mélange des genres ; quoi de plus berliozien !

Sur le plateau, deux comédiens, Isabelle Monier-Esquis (la reine des Fées) et Nicolas Gaudart (le roi des Gnomes) tiennent lieu de « Maitres de cérémonie », assurant, et avec quel panache, le déroulement de l'aventure rythmée en dix tableaux. Même prestance scénique pour les quatre chanteurs impliqués dans l'histoire (ils jouent autant qu'ils chantent) accompagnés d'un trio de musiciens en fond de scène (une flûte, une guitare et un violon) pour qui Félix Roth a arrangé l'ensemble des morceaux choisis. Ils sont tous de Berlioz et alternent trio instrumental (la Marche hongroise de la « Damnation » pour débuter), airs accompagnés et ensembles vocaux extraits des ouvrages principaux du compositeur.

La pièce écrite par Flaubert en 1863 – « 175 pages expédiées en deux mois et demi », confie l'écrivain à l'ami Jules Duplan – est une critique acerbe du bourgeois et des conventions sociales de l'époque sous couvert de conte féérique : il s'agit de rendre aux hommes leurs cœurs volés par les gnomes qui les stockent dans leur château et s'en nourrissent. Mais cette libération du genre humain ne peut s'accomplir qu'à travers l'amour d'un couple dont l'ardeur et la pureté plus qu'humaines sauveront le monde. Les Fées sont heureusement à l'œuvre pour protéger Paul (le ténor ) de l'influence du roi des Gnomes (alias Méphisto) et élever Jeanne la laitière (la soprano ) au rang de la femme rédemptrice. Mais le parcours initiatique ne va pas sans embûches et déconvenues : parmi les scènes les plus drôles citons « le royaume du pot-au-feu » du sixième tableau qui résonne de l'ensemble des « mélodicas » joués par les protagonistes, où Paul, sauvé par la reine des Fées, est transformé en légume de lumière ! Le rythme est soutenu et les mimiques irrésistibles, dans la distance toujours et la légèreté du trait.

La qualité vocale n'est pas en reste, laissant apprécier le baryton agile de Ronan Debois dans la chanson de Méphisto (« Dans la maison de celui qui t'adore »), les voix sensuelles et flexibles de et Julie Robard-Gendre dans leur très beau « Duo nocturne » (Béatrice et Bénédict) et la vaillance du ténor dans le duo Faust-Marguerite avec . Moins exposés mais non moins actifs, maniant appeaux, mélodicas et autre gong et plaque-tonnerre, nos trois musiciens – Antoine Fougeray à la guitare, Rozarta Luka au violon et Juliette Renard à la flûte – sont les maîtres d'œuvre de ce voyage musical dans l'univers berliozien rejoignant celui de Flaubert à la faveur de parallèles subtils.

D'un mythe à l'autre

À l'église Saint-André, quelques heures avant Les Troyens à Carthage au Château, et Pascal Quignard nous font prendre le large avec le récit mythique des Argonautes, en vertu de cette programmation holistique (pensée dans sa globalité) qu'appelle de ses vœux Bruno Messina.


« La musique souvent me prend comme une mer », disait Baudelaire, questionnant cet art du sonore comme aime le faire l'auteur passionné de musique qu'est Pascal Quignard. Dans Boutès ou le désir de se jeter à l'eau (édition Galilée, 2008), il s'intéresse à ce personnage de la mythologie grecque laissé dans l'ombre, Boutès, fils de Téléon, qui fut de l'expédition des Argonautes et préféra se jeter à l'eau pour entendre le chant des sirènes quand les marins s'étaient bouché les oreilles avec de la cire pour ne pas périr noyés. Micro à fleur de lèvres, il nous parle de voyage, de mer et de désir dans ce « récit-récital » où les mots croisent la musique et s'inscrivent parfois sur sa résonance.

Comme ce sib longuement entretenu sur la voix du poète, appel inaugural des Oiseaux tristes de Maurice Ravel qui débute le récital. Aline Piboule a eu carte blanche pour prélever des extraits du texte de Quignard et les relier aux huit pièces musicales de son choix, de Schubert (Sonate D959) à Messiaen (La Colombe). Figure dans cette longue liste, Die Loreley, (autre danger pour les navigateurs du Rhin), le Lied de Franz Liszt, transcrit pour piano seul qui laisse apprécier l'expressivité et la transparence du jeu de la pianiste. Superbe également le Nocture n° 11 (1913) du dernier Fauré, avec cette cette note obstinée qui sonne comme un glas lointain. Le Prélude n° 16 de Chopin est ce violent coup de vent qui balaie tout sur son passage, page extraordinaire du romantique dans l'interprétation flamboyante d'Aline Piboule. La mer se devait d'être présente, celle d'Abel Decaux d'abord, extraite des Clairs de lune, musique virtuose autant que scintillante que défend bec et ongle la pianiste. Elle est également la seule à jouer La Mer de Debussy dans la très belle transcription de , pièce maitresse de ce récital dont la pianiste enchaîne les trois volets avec une énergie et une concentration qui sidèrent : vitalité des couleurs, clarté des lignes et des plans sonores dans De l'aube à midi sur les vagues ; dimension orchestrale du piano dans Jeux de vagues ; belle lisibilité du texte dans Dialogue du vent et de la mer dont elle conduit sans faillir la dramaturgie jusqu'à l'émergence finale. Peut-être aurait-il été plus naturel et judicieux de suspendre là le voyage.

Invitée du festival où elle donnera quatre concerts, Aline Piboule est seule à son clavier le lendemain pour un récital « autour de Flaubert » (et juste avant Le Château des cœurs) où s'affichent des œuvres rares qu'aime jouer notre interprète. Pièces de compositrice d'abord, avec Mel Bonis (1858-1937) que l'on commence d'ailleurs à mieux connaître. Aline Piboule s'est intéressée à ses portraits d'héroïnes que l'éditeur Furore a regroupés en un cycle. La compositrice y donne libre cours à son imagination, portée sans doute par l'admiration qu'exercent sur elle ces femmes de légende, même si l'on ne saurait véritablement les distinguer, musicalement parlant : la fée Viviane, légère et séduisante sous les doigts de la pianiste, la reine de Lydie Omphale, Ophélie, Desdémone et enfin Salomé balançant sur un rythme de barcarolle auquel fera écho celle de Chopin. Florent Schmitt s'est également intéressé à la princesse orientale dans La tragédie de Salomé, drame muet en deux actes qu'il transcrit lui-même pour le piano. Aline Piboule en restitue la richesse harmonique, les couleurs et la veine mélodique au sein d'un jeu très orchestral qu'elle sait si bien entretenir, dans l'engagement du geste et la puissance résonnante de son piano. De enfin, Sillages en trois volets relève de la veine impressionniste aux harmonies soignées et au pianisme généreux, un rien bavard parfois. Dans la nuit est paradoxalement la pièce la plus lumineuse du triptyque, la plus debussyste également, que la pianiste fait briller de mille feux à travers une virtuosité transcendantale.

Crédits photographiques : © Bruno Moussier

(Visited 1 204 times, 1 visits today)