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Jérôme Boutillier est Hamlet à Saint-Étienne

Être ou ne pas être Hamlet : une question qui ne se pose pas au Grand Théâtre Massenet. À l'évidence est Hamlet. L'opéra d' révèle un baryton français d'envergure.


À l'instar de Shakespeare qui, de Purcell à Britten ou Verdi, a porté chance à tous les compositeurs, le Hamlet d' réussit à ses interprètes. Assez récemment ressuscité, il a inspiré les visions aussi différentes que généralement fortes : celles de Moshe Leiser et Patrice Caurier à Barcelone en 2003, d'Olivier Py à Vienne en 2012, de Cyril Teste à Paris en 2018 (reprise par l'Opéra Comique en même temps que la cité stéphanoise n'en allonge la liste). À Saint-Étienne, Hamlet sacre l'avènement de , baryton déjà repéré au second plan de productions hexagonales. Sa carrière devrait très vite exploser tant impressionnent l'expression musicale d'une palette nuancée, la puissance, et la diction de type « sans sur-titres » d'un artiste qui ne ménage pas non plus un investissement très physique. Rien ne vient mettre en péril la conduite d'une ligne noble et claire. Une impressionnante maîtrise au service d'une incarnation qui intronise indiscutablement ce nouveau Prince d'Elseneur parmi les barytons français du moment, à l'égal d'un Stéphane Degout (interprète majeur de l'œuvre) et d'un Ludovic Tézier.

Si l'orchestration de Thomas, qui ne couvre jamais le chant, est une alliée de poids pour chaque membre de la distribution, ce n'est pas encore ce soir que l'on va ré-évaluer un opéra dont l'adage désopilant de Chabrier (« Il y a de la bonne musique, et puis il y en a de la mauvaise, et puis il y a celle d' ») semble avoir fait le tour pour longtemps, mais dont le mérite, en sus d'offrir à un baryton une présence de premier plan, et à une soprano un nouvel (et très bel) air de la folie, est un très lisible condensé du tortueux drame shakespearien.

Une trame qui inspire à une mise en scène que l'on qualifiera d'intelligemment classique, mais tout aussi prenante, par exemple, que celle de Bruno Ravella pour Werther. Son immense décor mobiliste, ses costumes discrètement modernistes, et surtout ses lumières transformistes offrent de grands motifs de satisfaction. On visite les intérieurs étouffants d'un Elseneur marmoréen mué sporadiquement en catafalque par de noires tentures coulissantes, et progressivement envahi par une végétation qui n'avait eu jusque là droit de cité que dans des vidéos de transition glanées autour du palais : chemins forestiers, branches dépouillées, ruisseaux charriant des reliefs floraux et même une bien funeste coulée sanglante. Quelques raideurs en terme de direction d'acteurs (la pantomime expressionniste du poignard brandi comme dans un film muet dans le dos du monologue de Claudius, la prosaïque sortie d'Ophélie après une « mort » parfaitement réglée, même si en-deçà, esthétiquement parlant, de la sublime photo hivernale du projet de mise en scène proposé par Ravella dans le programme de salle) n'oblitèrent pas la réussite d'une narration sans temps mort. Le jeu d'orgue de Valerio Tiberi crée avec maestria des moments de pur effroi : la scène du Spectre sous les fumigènes et la neige, le duo Hamlet/Gertrude…

L'avènement spectaculaire de en Hamlet ne doit pas occulter l'incarnation remarquable de en Ophélie. Tout juste convalescente (une annonce préalable en bord de scène a fait frissonner le public), injustement sous-estimée à l'applaudimètre, la soprano française, silhouette diaphane gracieusement mise en valeur par une conséquente garde-robe, arbore un timbre au vibrato gracile qui fait mouche. Des coloratures sans sueur apparente l'autorisent de surcroît à succéder avec bonheur à ses illustres aînées française : Dessay, Devieilhe.

Le magnifique duo Boutillier/Crousaud est le point de mire de comprimarii de grand luxe. La diction exotique du couple maudit n'encourt quasiment aucun reproche : à peine juste un « Homlet » pour un « Hamlet » par la mezzo-soprano roumaine , Gertrude véhémente et corsée à souhait ; le Coréen , baryton ténébreux file quant à lui un français quasi-idiomatique. ne fait qu'une bouchée du très passager Laërte. Après son apparition remarquée dans le récent Werther montpelliérain, on retrouve avec plaisir le timbre clair, percutant et sensible de Yoan Le Lan en Marcellus complice de l'Horatio, tout aussi impeccablement chantourné, de . , et sont des recrues de choix en Polonius comme en fossoyeurs. Le beau Spectre de tonne de façon assez spectaculaire des hauteurs de la salle. Le chœur, convié dans plus d'une scène, transcende d'un puissant engagement vocal le passage obligé du port du masque. L'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, sombre et délicat sous les doigts de , achève de sceller le sort mémorable d'une soirée qui aura magnifié, autour de cette nouvelle production, les talents intacts, en ces temps difficiles, du Grand Théâtre Massenet de Saint-Étienne.

Crédits photographiques: © Hubert Genouillac

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