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Accords et désaccords : le premier ouvrage en français sur Philip Glass

Des lustres que l'on attendait que quelqu'un se lançât ! Succédant au Paroles sans musique écrit par Glass, l'éditorialiste, auteur et producteur d'émissions musicales pour Radio France Sylvain Fanet retrace pour tous le parcours du compositeur contemporain le plus joué au monde.

« Mes ennemis n'ont pas changé d'avis : ils sont morts ! Et des gens plus jeunes sont arrivés, qui ne partagent pas le même point de vue », nous confiait Philip Glass en 2014. Tombé assez tardivement (au début des années 90) dans la marmite du compositeur le plus regardé de haut par une France sous diktat sériel, Sylvain Fanet fait partie de cette génération de gens plus jeunes (tête comprise), comme Vanessa Wagner, qui pose sur le compositeur américain le moins possessif qui soit (bien que « popstar malgré lui ») un regard aussi attentif que celui qu'elle posa naguère sur Schubert ou Ravel. « Dans le monde musical, il faut presque un demi-siècle avant qu'un changement soit accepté », se désole . Nous y sommes.

« Il existe un mystère Glass », commence Sylvain Fanet. Une première phrase aussi intrigante que certain « Il était une fois ». A l'instar du compositeur qui dit rechercher « d'où vient la musique », Sylvain Fanet tente de percer le mystère d'un style apparemment simplissime, que l'on a suivi en train de se construire, et qui a traversé les décennies sans lasser ses premiers thuriféraires, de ceux qui sont hypnotisés par Parsifal à ceux qui ne vont ou n'allaient jamais à l'opéra.

La réponse à l'énigme se trouve au cœur de cet ouvrage en tous points passionnant, qui privilégie l'aller/retour temporel au crescendo chronologique d'un conte de fées (comment un plombier chauffeur de taxi devient le compositeur préféré de la planète entière) qui s'achèverait aux 85 ans actuels de son héros. Une manière d'enquête où il est aussi question de la philosophie de vie d'un homme dont la musique le plus souvent née de rencontres (Nadia Boulanger, , Allen Ginsberg, David Bowie, Leonard Cohen, Ravi Shankar, Martin Scorsese, Woody Allen…) a aussi rencontré l'intime de millions d'humains dès les années 70 en cassant les codes de façon radicale (deux notes plutôt que les douze du dodécaphonisme en cours) afin de revenir au point de départ de la musique. Le compositeur américain inventa ainsi un nouvel univers immédiatement identifiable, lesté de surcroît d'immarcescibles mélodies, ce qui n'est pas rien après des siècles d'Histoire de la Musique.

« Pendant 50 ans, j'ai appris à devenir un compositeur», reconnaît Glass avec une humilité qui n'a d'égale que son humour. Des années 70 à nos jours, du minimaliste des débuts au néo-romantisme d'aujourd'hui, des six auditeurs de 1968 aux salles combles de notre temps, une musique affranchie, « exigeante mais pas élitiste », « qui ne reflète rien d'autre que la trajectoire de son auteur » : un parcours parfaitement résumé par les 20 Études composées sur 20 ans.

Puisant à plusieurs sources, de Nicolas Horwath (qui a vu plusieurs portes se fermer dans le milieu pianistique lorsqu'il décida d'« évangéliser la musique de Glass ») à ResMusica, en passant par l'excellent ouvrage écrit par le compositeur ou le précieux documentaire Glass : a portrait of Philip in twelve parts, Sylvain Fanet, en douze chapitres lui aussi, raconte comment Glass, de l'avant-garde au classicisme, a apporté des contributions majeures, notamment au cinéma. « Je n'écris pas la musique pour accompagner le film, j'écris la musique qu'est le film », définit exactement le compositeur. La Trilogie Qatsi (où l'on entendait les images et voyait la musique), Mishima (flamboyant poème cinématographique) et La Belle et la bête (bouleversant opéra-cinéma) en sont les fleurons indiscutables.

Un plein chapitre est consacré au choc Einstein on the beach, le premier opéra (quatre heures sans entractes et … sans livret) créé en Avignon en 1976, quelques mois avant la mort de . Mort à Venise, Einstein on the beach : comment ne pas voir là un passage de relais, de cette « mort sur une plage » à une « naissance sur une plage », le compositeur américain apparaissant aujourd'hui comme le plus grand compositeur d'opéra après le compositeur anglais. La portion est plus congrue en revanche pour la magnifique Trilogie Cocteau des années 90, assez fondatrice quant à la ligne vocale des opéras de Glass : les sublimes incantations d'Akhnaten et de Satyagraha font place dans Orphée, La Belle et la bête, Les Enfants terribles, au lyrisme étouffant dont Poulenc, proche de Jean Cocteau, irrigua son Dialogues des Carmélites.

Fanet n'oublie ni Michael Riesman (le « cerveau » du compositeur), ni le Philip Glass Ensemble, (seuls à pouvoir jouer « la musique qui rend fou » des débuts), ni Dennis Russell Davies (instigateur et créateur des symphonies), ni (gardienne du temps pianistique) dans ce portrait attentif d'un homme de 85 ans, très entouré, mais seul aux prises avec un cerveau qui « ne pense que musique », et reconnaissant au Temps d'avoir joué pour lui, car, mort à l'âge de Mozart, sa trace dans l'histoire de la musique aurait été autrement mince.

236 opus : l'œuvre de Glass est pléthorique. Fanet, tout en s'amusant à la comparer avec celle de Varèse (3 heures d'écoute) ou d'un Ravel (15), parvient à glisser quelques mots sur quasiment chacun des titres-phares. On regrettera tout juste l'absence du remarquable Juniper Tree (opéra à quatre mains où Glass affronte crânement la magnifique inspiration de ) et le jugement dépréciatif concernant Mishima : menus accords et désaccords au fil d'un ouvrage qu'on chérira comme on a chéri le Mahler de Marc Vignal ou le Strauss de Dominique Jameux. Un ouvrage sans iconographie, mais qui se clôt sur un passage à la loupe de trente-trois œuvres n'ambitionnant pas de trier le bon grain de l'ivraie et une liste de morceaux d'une durée « tétralogique » (Heart of Glass) à écouter sur une plateforme.

Accords et désaccords, pionnier et tête de pont d'ouvrages à venir (le sujet est vaste), rencontrera un succès légitime. Une seconde édition corrigera ses quelques rares coquilles et imprécisions : l'orthographe impossible de Koyaanisqatsi, le renvoi du chœur engagé par Fanet pour la Symphonie n° 8 (elle est purement instrumentale) et surtout l'exact verbe du terrible jugement (dans Le Nouvel Observateur et non Le Figaro) du regretté Jacques Drillon concernant les Études : « La musique de est la musique la plus stupide de toutes les musiques stupides. Les Études de sont si cons qu'elles sont mortes. » Concluons avec le sourire, et avec le compositeur: « Mes ennemis n'ont pas changé d'avis : ils sont…»

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