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A Pierre Boulez, pour ses 90 ans

A quelques jours de la date anniversaire de , le 26 mars, où il fête ses 90 ans, l' et l' offraient au Maître – hélas retenu à Baden-Baden pour des raisons de santé – un « grand soir » en trois parties rythmées par des entractes surprise dans l'esprit des week-ends Turbulences.

C'est …explosant-fixe… de Boulez qui avait été choisie pour couronner la soirée, l'une des oeuvres fétiches de l'EIC qui magnifie l'union de l'outil électronique et de l'écriture instrumentale.

Tel un flash éblouissant, Frontispice de Ravel/Boulez, conduit par , débutait la soirée en déployant de manière fulgurante une grande spirale de couleurs bientôt figée en accords somptueux, les relais de timbre bouléziens ajoutant à la féérie ravélienne. Une ouverture qui portait cette soirée anniversaire vers des hauteurs prometteuses… atteintes sans nul doute par qui, en 2009, écrit pour l' et Susanna Mälkki, Scales. Dans cette pièce d'une bonne vingtaine de minutes, le jeune prodige, très tôt disparu, exerce avec sa virtuosité singulière et la brillance « aveuglante » de son orchestration, un geste rageur d'une violence inouïe. Il y a du Xenakis dans ces stridences sauvages, qui veulent « agresser l'auditoire »; il y a de la subversion dans un matériau saturé dont l'énergie ne semble jamais s'épuiser au terme des nombreux processus qui propulsent la matière en trajectoires vertigineuses. Ce « presto delirando » semblait galvaniser la direction de et le jeu des instrumentistes embarqués dans ce « grand huit » sonore.

Aux antipodes de cette manière spectaculaire, l'écriture de la compositrice autrichienne s'incarne dans une matière presque palpable, privilégiant le grain de sa pâte sonore: autant de dimensions plastiques dont le titre de l'oeuvre, torsion: Transparence variation (référence au sculpteur constructiviste Naum Gabo) se fait l'écho. La pièce associant le basson et un ensemble instrumental est écrite pour le soliste hors norme et ses aptitudes inouïes à « réinventer » son instrument. C'est lui qui débute la pièce dans le grave abyssal des sonorités. S'exerce alors un jeu de volumes incessant, une interaction subtile entre la masse orchestrale et le basson dont la palette des couleurs et l'amplitude du champ sonore émerveillent, sous le souffle (souvent continu) de notre interprète. La puissance du geste compositionnel est lui aussi saisissant, qui nous immerge dans un espace troué de vides, des interstices silencieux laissant filtrer d'autres musiques: une volonté de la part de la compositrice de travailler dans la discontinuité, celle même des plasticiens.

C'est le tout jeune , à peine 26 ans, qui livrait le cadeau-anniversaire à en fin de première partie, avec sa création mondiale de Takdima (Don, en arabe classique), heureuse coïncidence avec la partie initiale de Pli selon pli (cf notre chronique du concert EIC du 3-II-2015). L'oeuvre non dirigée, inventive et bien sonnante, convoque une formation atypique (alto, harpe, piano, hautbois d'amour et trombone). Les cinq instrumentistes sont munis de quelques percussions tel ce wood-chimes que l'altiste peut ébranler d'un simple mouvement du coude. Comme  Messagesquisse, dédié par Boulez à Paul Sacher, Takdima, dédié par Attahir à , est basé sur quatre séries singulières, laissant deviner en filigrane le message adressé au maître. Mieux encore, ce trublion de la composition, placé en fond de salle avec son violon traditionnel, s'invitait au plein milieu de la pièce, engageant avec ses cinq partenaires un savoureux dialogue mêlant la tradition orale et ses échelles détempérées à l'écriture sérielle boulézienne.

Section vents

En 1985, , compagnon de route de Pierre Boulez, rend hommage au compositeur de Répons à l'occasion de ses 60 ans: A Pierre, Dell'azzuro silenzio, inquietam du Vénitien, que nous entendions en début de seconde partie, mobilise une flûte basse – immense – , une clarinette contrebasse – inouï –  et l'électronique comme agent de transformation live et de spatialisation. Musique liminale, entre son et souffle, timbre instrumental et reflet électronique, elle génère autant de nuances infimes données à entendre dans un univers de sons fragiles qui flottent dans l'espace. Maître d'oeuvre technique sans qui la pièce ne peut exister, Eric Daubresse aux manettes instaurait l'équilibre délicat autant qu'idéal entre source acoustique et aura électronique.

Autre surprise et rareté à l'EIC – une première peut-être? – la présence sur scène de quatre improvisateurs, Die Hochstapler (saxophone alto, trompette, contrebasse et batterie) prenant comme source d'improvisation des fragments d'oeuvre de Pierre Boulez… pas sûr que le Maître ait beaucoup apprécié…

Zug , en revanche, le septuor à vent de l'Allemand Enno Poppe, avive son intérêt pour les cuivres. C'est une oeuvre que Pierre Boulez va créer en 2008 avec les membres de l'EIC. Bijou minutieusement ciselé – et pierre d'angle du répertoire d'aujourd'hui pour les cuivres – il suscite un travail dans la dimension microtonale des hauteurs, Poppe recherchant les nuances différentielles les plus infimes pouvant être obtenues sur ces instruments. Richesse du timbre et séduction du flux sonore captivent l'écoute, fascinée par la performance des sept interprètes sous le geste éminemment ductile de leur chef.

L'oeuvre la plus personnelle, la plus intime de Pierre Boulez

C'est dans ces termes que , prenant la parole en fin de soirée, présente …explosante-fixe…. L'oeuvre originelle est un hommage de Pierre Boulez à Stravinsky, alors qu'il venait de disparaître. Telle que nous l'entendions ce soir, la partition, définitive dans son inachèvement (1994), comporte trois parties, Transitoire VII, Transitoire V et Originel sur lesquelles se greffe l'électronique à la faveur d'une flûte soliste Midi – Emmanuel Ophèle en vedette – dont le son est transformé en temps réel par les logiciels de l'ordinateur. Deux autres flûtes solistes – et – lui prodiguent leur aura ornementale. Disposé autour de la soliste – cordes à jardin, cuivres au centre, bois à cour – l'ensemble instrumental la répercute et l'amplifie tandis que l'électronique la démultiplie et spatialise le son. Saluons une fois encore Eric Daubresse et la technique pour l'excellence de la réalisation informatique et la plénitude d'écoute qu'ils offraient à l'auditeur. Dans l'interprétation de référence qu'en donnaient Matthias Pintscher et les solistes de l'EIC, on était tout à la fois séduit par la jubilation des timbres, fasciné par la mouvance d'une trajectoire aux fulgurances et suspensions soudaines, surpris par les effets de l'électronique –  halo caressant, scintillements, mouchetage et crépitements divers. La dernière partie, Originel, d'une écriture plus apaisée, est une épure, l'instant du rituel gorgé d'émotion, que l'arabesque de la flûte nimbée d'une aura mystérieuse vient enchanter.

Crédits photographiques : ICMA 2013

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