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La Walkyrie à Bayreuth : Wotan en Russie

En 2002, l'Opéra de Stuttgart avait fait appel à quatre metteurs en scène différents pour une même Tétralogie avec un résultat des plus mouvants en terme de linéarité. Bayreuth a fait appel au seul , qui diffracte les quatre volets du Ring en quatre scénarios distincts au service d'une même ligne directrice. Reçue sans sourciller, cette Walkyrie, qui sera curieusement reprise isolément en 2018 sous la direction de Plácido Domingo, revêt des contours plus classiques que le turbulent Or du Rhin de la veille. Bien sûr le confort n'est qu'apparent.

Le thème hélas inusable des méfaits du pouvoir, souvent concomitants de l'exploitation de l'homme par l'homme, fonctionne à plein dans la Russie pré-révolutionnaire où le metteur en scène allemand a choisi d'envoyer Wotan. Le motel américain a disparu dans les brumes d'où émerge cette fois la Russie des premiers puits pétrolifères. Pour raconter les origines de l'or noir du Rhin, le Bakou du XIXe siècle a remplacé la Route 66 du XXe. La chaleur du bois a remplacé la froideur des matériaux high tech. La bâtisse, littéralement désossée au fil des actes, est détaillée extra comme intra-muros au cours de rotations successives qui l'auront montrée in fine sous toutes ses fonctionnalités.
L'Acte I nous fait faire le tour du propriétaire : appentis, cage à volailles, escaliers multiples conduisant à un espace convivial surmonté d'une guirlande d'ampoules, à une rampe qui court sur le toit et même au sommet d'un puits de pétrole qui tutoie les cintres. L'on ne se rend même pas compte que l'on a fait sans sourciller le deuil de l'arbre qui soutient traditionnellement la demeure de Hunding. Celle-ci est devenue la demeure du patron Wotan, dont l'époux de Sieglinde n'est que le contremaître particulièrement violent, ainsi qu'en témoignent la tête tranchée brandie sur la pique avec laquelle il fait son entrée ou encore le minerai humain ensanglanté qui gît dans un chariot. Les jumeaux s'enfuiront sur les rails qui traversent la fabrique vers l'ailleurs promis par les portes béantes de cette grange du labeur. L'Acte II sonde ensuite le ventre du monstre (détaillé avec une précision historique impressionnante par Aleksandar Denić), l'intérieur de l'endroit devenant alors le principal espace de jeu. L'Acte III n'en propose plus enfin qu'un squelette de bois disant la déliquescence d'un lieu quasi à l'abandon, la survivance de la seule charpente rappelant l'exploitation passée d'une classe dirigeante pour qui l'humain n'était rien. Âmes wagnériennes sensibles, attention : la vidéo montre pour finir Brünnhilde en arrière-plan allant s'étendre seule sur son lit, laissant le champ libre à Wotan pour enflammer un stock de pétrole devant la bâtisse. Le tout après que le « dieu » a dit au revoir à sa fille au moyen d'une étreinte aussi mémorable (quoiqu'avec des moyens fort différents) que celle de Chéreau : il embrasse violemment à pleine bouche sa propre fille qui s'arrache à l'étreinte, horrifiée.

En sus de la triste histoire des enfants Waelse, de l'éveil de la sexualité chez leurs demi-sœurs, des ruades amoureuses tous azimuts de leur père à tous, Castorf narre la révolte des humains. Utilisée plus parcimonieusement que pour L'Or du Rhin, la vidéo, cette fois en noir et blanc, convoque l'expressionnisme du cinéma muet (de savoureux gros plans sur Sieglinde préparant le somnifère de Hunding autorisant à enfin rire à La Walkyrie) et la caméra d'Eisenstein pour nous montrer les puits de pétrole en action, la souffrance des hommes et la salutaire révolution en marche. Lénine apparaît sur les portes de la grange pendant le baptême de Nothung. Au III, les révolutionnaires fougueux montant à l'assaut du puits, et tombant un à un avant d'accéder à son faîte, seront les objets de toutes les convoitises des Walkyries qui, comme cela commence à se savoir, n'ont encore jamais connu le « loup ». Le tout baigne dans des lumières « entre chien et waelse » et dans des nuées anthracites qu'on ne se lasse pas de contempler. Tout n'est pas immédiatement lisible (une symbolique des cartes, des pré-requis de linguistique russe pour les nombreuses inscriptions en cyrillique apposées sur le décor) mais active l'impatience des prochaines journées, voire celle de la lecture. Le Ring de Castorf est un spectacle qui rend son spectateur intelligent.

L'idée de ce Wotan déjà « voyageur » donne une grande cohérence à l'habitude qui a parfois fait endosser le rôle à trois chanteurs différents. Cette Walkyrie, hormis le fil noir du pétrole, n'ayant rien à voir avec L'Or du Rhin (autre pays, autres héros, mais mêmes comportements), c'est tout naturellement que le Wotan « russe » de remplace le Wotan « américain » de Iain Paterson. Dans le costume encore à peine large pour lui du maître du monde, on entend le formidable Alberich à la Neidlinger qu'il fut pour le Ring de Genève, la voix perdant seulement en profondeur et en noirceur dans l'aigu des grands climax. Fricka est encore confiée à l'excellente , méconnaissable en matriarche au fouet. La Brünnhilde de est solide, malgré des registres insuffisamment homogènes. n'est pas le plus noir des Hunding, mais toujours le plus intelligent des chanteurs. Les jumeaux de et sont à très juste titre les plus fêtés, tous deux de vraies réserves de puissance héroïque subtile et sensible. Les huit walkyries forment un ensemble aux individualités très affirmées à l'image de leurs costumes, divertissants comme ceux d'un défilé de mode. En deux scènes intenses, Castorf les fait vraiment exister au moyen d'une vidéo qui nous les rend très proches.

La lecture ovationnée de , indéniablement d'une grande beauté sonore (avec quelques effets spectaculaires très bien gérés : la conclusion du II, l'arrivée de Wotan au III) reste indifférente à la scène. Les fidèles de la première heure peinent à faire le deuil de Kirill Petrenko, nous confiant même la modification, d'un chef à l'autre, de certains déplacements de chanteurs comme cette Todesvekündung chantée naguère par Brünnhilde depuis l'extrême sommet du puits, énoncée depuis avec prudence à mi-hauteur. La soif visuelle de Castorf, qui utilise à ras-bord le cadre de scène complet du Festspielhaus, y perd en spectaculaire. Une telle frilosité musicale, une telle méfiance du pouvoir des images ne laissent pas d'étonner à Bayreuth où tout a été rêvé par pour un certain Gesamtkunstwerk.

Crédits photographiques : © E. Nawrath

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