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Les Troyens de Tcherniakov fracturent l’Opéra de Paris

Pour les 30 ans de Bastille, les 150 ans de la mort de Berlioz, en plein questionnement panthéonique autour du Beethoven français, ces Troyens étaient le spectacle le plus attendu de l'année. Las ! La mise en scène dérangeante de Tcherniakov voit sa force malmenée par l'obstination toute parisienne de charcuter encore et toujours la géniale partition.

Berlioz n'a jamais vu Les Troyens. Les Parisiens non plus. L'Opéra de Paris s'y attelle pourtant avec une constance (une production par décennie) d'autant plus désarmante qu'elle s'accompagne à chaque fois d'un torpillage dans les grandes largeurs. La version Chung/Pizzi (1990) avait ouvert le feu (zéro ballet et mise en scène décorative). Celle de Wernicke/Cambreling (2006), importée de Salzbourg par Mortier (auquel Tcherniakov rend un vibrant hommage dans le programme), originale mais auto-asphyxiée par son décor, entérinait le handicap musical. Quant à la nouvelle version Jordan/Tcherniakov, elle amplifie sans complexe la malédiction charcutière. Une demi-heure de musique (magnifique) manque à l'appel : les ballets des III et IV, un couplet d'Hylas, la première apparition des spectres, et le duo des sentinelles. « Gloire à Didon » raccourci est pure argutie de puriste mais on n'est pas près de pardonner l'absence d'un des plus beaux récitatifs de Berlioz : « Cette belle journée qui dans nos souvenirs à jamais doit rester… »

Le révéré Parsifal dure 4H30. Les Troyens 4H. Paris 2019 avec ses 3H35 n'est pas si loin de Hambourg 2016 où le pire était commis par Nagano (3H rapiécées par les rustines de Dusapin !). Londres et Vienne triomphent pourtant avec l'intégrale réglée par McVicar. Gardiner aussi au Châtelet en 2003 bien que disqualifié par la fadeur scénique de Kokkos. Reste la seule version à avoir réussi le grand chelem scène/fosse : celle en tous points mémorable (archives de l'INA) du trio Baudo/Leiser/Caurier à Lyon pour le Festival Berlioz de 1987.

Les déclarations de ne laissent pas d'interroger : juste sur un Berlioz « en avance sur son temps », erratique sur les nombreuses « perles », comme sur les « tubes qu'il ne faut pas jouer au premier degré », carrément suspect quand il parle de son « côté gauche et maladroit». À moins que ce dernier jugement, inaudible aujourd'hui, ne soit blanc-seing pour sa propre direction d'une partition qui le dépasse. Ni analytique ni puissant, quelques sommets (l'Octuor du I, le Septuor du IV) mais aussi de l'indécision, un déficit de souffle épique (les galvanisantes dernières mesures tombent à plat) font douter qu'il soit la bonne personne pour imposer définitivement le génie d'un opéra où il n'y pas une note à jeter.

« Une bataille ne se gagne jamais seul », déclare-t-il encore. Avec l'immense Tcherniakov, on pense l'affaire réglée quand se lève le rideau de scène commandé à Cy Twomby par Pierre Bergé pour l'ouverture du bâtiment en 1990 (rideau-symbole de l'invitation à « s'ouvrir à l'audace », ainsi que le rappelle qui avait promis au premier directeur de la maison de le faire à nouveau se lever sur Les Troyens 30 ans plus tard) et que l'on saisit assez vite l'ambition du grand metteur en scène russe de renouveler complètement notre perception du chef-d'œuvre. On peine à l'imaginer en grand charcutier lorsqu'on le voit judicieusement utiliser le seul ballet rescapé (le Combat de ceste de l'Acte I) en révélateur intime des protagonistes.

Un imposant décor montre Troie en cité dévastée par la guerre (inspirée notamment des photos de Depardon à Beyrouth), épargnant l'intérieur cossu du Pouvoir en place, celui de la famille dysfonctionnelle de Priam dont Tcherniakov ausculte les relations. On comprend que Cassandre a été autrefois abusée par son père et que le conflit qui mènera à la victoire des Grecs n'est pas extérieur mais intérieur. Se référant à d'anciens écrits comme Mystère de la destruction de Troie de Jacques Millet (1452), et même de Berlioz qui qualifiait Enée de « perfide », Tcherniakov bouscule nos certitudes virgiliennes, en faisant de son héros le traître (le Cheval de Troie c'est lui !) qui livre sa ville à l'ennemi. La fiévreuse Prise de Troie est un feuilleton d'actualité haletant, convoquant des techniques manipulatrices télévisuelles bien contemporaines (le monologue de Cassandre est une interview à chaud de type BFM TV). Le récit est brillant, spectaculaire (la ville se disloque sous nos yeux) et même lacrymal lorsque les Troyennes en transe dansent main dans la main face public, avant qu'un lourd rideau lancé des cintres ne vienne étouffer une Cassandre en flammes. Énorme émotion dans une assistance sous le choc, que la suite va diviser avec une longue et rare violence (que seul fera taire un rideau qui ne se rouvrira pas) qui n'est pas sans rappeler Bayreuth 77 avec Chéreau.

Les Troyens à Carthage sont installés dans le décor « riant » d'un Centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre. Didon et Enée sont deux patients parmi  d'autres à qui les animateurs Anna et Narbal proposent relaxations, échauffements, et même jeux de rôles, procédé qui avait plombé le Trouvère que Tcherniakov avait conçu pour Bruxelles, mais qui avait si bien réussi à sa Carmen pour Aix. Les « mythiques » héros de Virgile tentent de s'aimer mais la violence des vécus empêche systématiquement la reconstruction. Les hurlements poussés au final par les patients à nouveau traumatisés lorsqu'ils se rendent compte que leur amie s'est suicidée pour de bon génèrent dans la salle émotion maximale chez les uns et violente exaspération pour les autres. La cohérence souvent sujette à caution des Troyens est pourtant tenue. Et si c'était là le propos de Berlioz : la dénonciation des ravages de la guerre ?

Hormis le Hylas bien terne de le Priam bien vieilli de , et le Panthée mâchouillé de , on ne fera pas grief à la distribution de la difficulté rencontrée chez la quasi-totalité des chanteurs (exception faite pour le merveilleux Iopas de et le Chorèbe altier de ) à faire entendre dans le vaisseau immense de Bastille le mot berliozien hors les sur-titres. , remplaçant de Bryan Hymel, n'a rien d'un pis-aller et son Enée voyage assez aisément de la puissance à la nuance. , vibrato et gabarit vocal un peu large au début, finit par tisser la ligne attachante du personnage jusqu'à un finale dévastateur et bouleversant. On admire le noble Narbal en gilet rouge de , l'Anna opulente et sombre d', autant que leur capacité à tous deux de chanter leur duo en jouant au ping-pong ! L'Ascagne de assure séduction androgyne et vocale. La conception très fouillée de Tcherniakov a le mérite de faire exister des personnages habituellement indiscernables, telle Hécube (lumineuse et puissante dans le sublime Châtiment effroyable). De la troupe des comprimarii se détache encore le Fantôme d'Hector de . Quant à la Cassandre de Stéphanie d'Oustrac, engagée, juvénile, élégante, brillante comédienne, brûlant les planches à tous niveaux, rayonnante jusqu'aux saluts, elle est la figure de proue de la soirée. Le chœur, fébrile à l'allumage, est de première grandeur.

Et si on se donnait rendez-vous dans dix ans ? Même lieu. Pour, enfin, une véritable intégrale des Troyens.

Crédits photographiques © Vincent Pontet

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