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Saint François d’Assise à Bâle : après l’apocalypse

Ouverte en fanfare avec Einstein on the Beach, la première saison d'Aviel Cahn à Genève devait se conclure en apothéose avec un autre monstre lyrique: Saint François d'Assise. C'est finalement à , nouvel intendant du Theater Basel, qu'échoit la primeur de la création suisse de l'unique opéra d'.


Quel choc saisissant que celui d'un théâtre dévasté ! En pénétrant dans le Theater Basel, le spectateur ne peut s'empêcher de songer aux six mois d'inactivité subis par un des opéras les plus stimulants d'Europe. C'est le paysage d'une déflagration qui s'offre à sa vue. Une enseigne désaffectée au fond d'un parking planté de pylônes électriques. L'un se dresse même dans la salle, revue en autoroute désertée, que dominent graffitis délavés et panneaux directionnels périmés. Une anxiogène rubalise matérialise la distanciation des fauteuils rescapés, les autres, ayant franchi un quatrième mur lui aussi victime collatérale du cataclysme, accueillant à cour quelques spectateurs dont les masques parachèvent le sentiment de désolation. A jardin, un escalier de pierre recueille l'orchestre. Ces vestiges de l'insouciance révolue d'un temps consumériste sont le couvent de François, loque humaine traînant comme sa croix d'amples sacs de commissions, faisant ses ablutions matinales dans les flaques d'eau, ses illuminations tentant de donner un sens à ce quotidien déplorable, naviguant entre humour gras (les frères bâlois n'irradient pas la spiritualité) et confection d'origamis ailés. Car, dans ce monde post-tsunami (comme l'indique un hors-bord échoué sur le plateau) il n'y a plus d'oiseaux !

Rude coup pour Messiaen que cette noirceur à 180° de la joie majuscule dont il avait innervé son opéra pour dire la « joie surhumaine » de François. On est très loin de sa paisible maison de Petichet face à l'immensité de la Matheysine, où le compositeur osait professer : « Dodécaphonisme, musique sérielle, musique atonale, le résultat est le même : une musique sans couleurs, grise et noire. Sauf pour exprimer un sentiment terrible – peur, angoisse -, je ne vois pas d'émotion dans ce langage qui a voulu abolir la résonance. » Joie est le dernier mot clamé haut d'un livret recueilli par le compositeur dans les Fioretti et les Considérations sur les stigmates d'anonymes franciscains du XIVᵉ siècle. Rude coup pour les ricaneurs de la création sulpicienne de 1983 à l'Opéra Garnier, que la cathédrale visuelle élevée par à Salzbourg en 1992 avait envoûtés.

On dit que si Jésus revenait, personne ne le reconnaîtrait, ne le prendrait en stop. Tout à fait ce qui arriverait à ce François selon , assez repoussant avec son flanc balafré en Amfortas, ses tics nerveux. S'il parvient à transmettre à ses camarades son obsession aviaire, ses professions de foi sont douloureusement audibles. Même si Messiaen dit encore que « François a souffert toute sa vie », la Toscane et le couvent de Sainte-Claire étaient un cadre autrement riant. Néanmoins la vision de cet opéra élaboré comme un baume par son auteur, si elle pèse par la radicalité sans poésie aucune de son metteur en scène, son avarice en coups de théâtre, n'est pas sans force non plus. Le Lépreux est vu par François comme un double (même flanc sanguinolent), comme l'acceptation de sa Mort prochaine et l'Ange en projection mentale d'un homme dont le cerveau cherche à donner un sens à un univers qui en est dépourvu. Seul choc visuel vraiment poignant, la mort du Saint s'affalant soudainement dans un amas de sacs plastiques, tombe oubliée recouverte par l'Ange de deux oiseaux de papier anthracite.

Le « Mammut-Oper » (savoureuse qualification de la communication bâloise) de Messiaen subit, dans sa « Corona-version », plusieurs ablations : ses quatre heures en font trois, ses 119 musiciens 45, ses 150 choristes trois fois moins. Tout cela a été rendu possible par la commande d'une savante réorchestration passée à , élève de (lui-même élève de Messiaen) et de (grand interprète de Messiaen) : deux clarinettes au lieu de sept, douze violons plutôt que trente-deux, deux contrebasses et non dix, un orgue Hammond et un synthétiseur Moog en soutient des Ondes Martenot… Si l'auditeur y perd en splendeur pondérale, les sept solistes affrontent aisément cette option chambriste que , d'une juvénile précision rythmique, sait conduire à une puissance qui fait mouche : Stigmates et Finale irradiant (avec chœur, juché dans l'invisibilité des cintres, tout à fait à la hauteur !) font leur plein effet. Même sans afficher la diction de , , remarquable, est un François ténébreux, très investi. Unique source de lumière, l'Ange de , enthousiasme. Le ténor percutant de en fait un Lépreux parfaitement effroyable. La Confrérie, bien distribuée, met en co-location des frères convers maison ( en Bernard, Karl-Heinz-Brandt en Elie), des révélations ( et en Léon et Massée), des jeunes pousses de l'Opernstudio OperAvenir (, Kyu Choi).

Un chaleureux accueil salue la production, le public bâlois semblant aussi heureux de découvrir l'œuvre que de retrouver son théâtre, juste avant que soi-même ne vienne doucher la joie générale en annonçant que, bien qu'aucune contamination sur scène ou dans la salle, n'eût été signalée, la Suisse venant de réduire la jauge à 50 spectateurs, cette représentation, qui devait être suivie de quatre autres, avait été l'ultime. Une autre dévastation.

Crédits photographiques: © Ingo Höhn

Mis à jour le 2/11:2020 à 15h14

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