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Anne-Sofie von Otter, une Carmen feu follet

Coïncidence ?… Pratiquement coup sur coup, paraissent deux nouvelles interprétations numériques du chef-d'œuvre de . L'internaute a découvert, en ces colonnes, une «critique» du bel enregistrement de , avec et Angela Gheorghiu (EMI).

Voici que le label BBC Opus Arte propose en DVD un grand moment du Festival de Glyndebourne 2002 que constitue la prise de rôle – après une version concertante à Osaka, voilà des années –, de la mezzo-soprano suédoise Anne-Sofie von Otter sous la mantille (revisitée) de la Bohémienne de Séville.

Après un quart de siècle environ d'une carrière pratiquement sans-faute, cette prestation était attendue et guettée comme une épreuve du feu de la maturité. Autant, avant de parcourir les coursives et gradins de l'arène, avouer tout de go que cette nouvelle empoignade se hisse au sommet. Elle parvient même à coiffer au poteau Gheorgiu et Plasson. Et à laisser loin derrière elle de pâlottes tentatives parmi les plus «récentes» : Berganza, sans charisme et à la voix étroite, sorte de Mélisande égarée non loin des remparts de Séville – avec le mol Abbado de 1978. Ou encore les feulements d'une Uria-Monzon très mal entourée, sous l'excitante baguette, pourtant, de Lombard en 1994 avec Bordeaux. Demeurons elliptiques envers Baltsa, Carreras et Karajan (1983). Et retournons en arrière. Carmen n'a cessé de séduire sous tous ses aspects : vocal, orchestral, choral – que l'on retienne l'option avec dialogues parlés, ou les récitatifs harmonisés de Guiraud. Mais voilà, elle se dérobe volontiers. Le discophile devrait posséder la compilation de Malibran Music intitulée «les grandes Carmen» (sic) – histoire de relativiser ; et de constater que les mythes, y compris le fameux «Age d'Or», n'existent qu'en fonction d'une époque, c'est-à-dire d'une demande du public. Conchita Supervia, malgré des effets de poitrine déplaisants qui n'ajoutent rien à sa gloire, ainsi que , à la rigueur, paraissent encore à peu près audibles. La stéréophonie, compte aussi ses ratages, comme (RCA), hystérique et racoleuse, qui ouvre le bal avec une Callas (EMI) plébéienne, ululante et vulgaire. Suivent Crespin (Erato) et Horne (DGG), deux blocs de minaudante gaucherie. Après Norman (Philips) décidément fâchée avec l'émission naturelle, coule Larmore (Teldec) dans le Guadalquivir ! N'oublions pas, cinéma oblige, la partie de campagne de Julia Migenes-Johnson (Erato). Les plus grands chefs ont sombré corps et bien dans la fosse. Soit par hédonisme du clinquant (Karajan I et II), neutralité chloroformée (Lombard I, Ozawa), tapage (Maazel, Bernstein, Sinopoli). Abbado alourdit le trait, alors que Lombard II parvient à créer quelque matière avec un carré de solistes désastreux. Après une énième réécoute, Sir (EMI 1960), non seulement passe haut la cape les années 2000, mais reste toujours aussi épatant (, Ernest Blanc, et un Nicolaï Gedda très propre) aux commandes de l'Orchestre National de la RTF. Soyons juste : Grace Bumbry, le très convenable Escamillo de Kostas Paskalis, et la seule Micaëla acceptable d'une un tantinet surestimée, tirent leur épingle du jeu (EMI, 1970). De même que l'on ne saurait enterrer Cluytens 1950 et ses duettistes Solange Michel/Martha Angelici. Bref, en tenant compte de l'entrelacs des partitions (récitatifs parlés ou harmonisés) et des chanteuses choisies (soprano, falcon, mezzo-soprano d'agilité ou clair) – en 2002 encore l'Andalouse manquait singulièrement de «chien».

Survient 2003 : une corne d'abondance ! Une lecture où rien ou presque n'est à reprendre ; et où la splendeur du chant – même les «petits» rôles – répond à une vraie direction, supérieure à celle d'Abbado. Notons aussi la prise de son impeccable d'EMI (voix, cordes, vents, chœurs !)… En regard, un couple idéal : Alagna, homme aux abois dès le deuxième acte, et Gheorghiu, enfin une véritable Bohémienne ! Diction de référence, musicalité hors pair, avec juste cette pointe d'accent (roulement des «r») qui fait l'attrait mortifère de la séductrice apatride.

Et «la» Von Otter, dans tout cela ?… Eh bien, elle réinvente absolument tout ! Indifférente aux standards et autres parangons éphémères (peut-être le sera-t-elle aussi un jour, la voici écorchée vive, garce dévergondée, bête de scène comme de chant. Avec cet ambre si particulier du médium et du haut médium qui la fait reconnaître entre toutes. Premier point, et il n'est pas anodin : elle est belle, fatalement belle. Certes, l'opéra n'est pas du casting ; mais nous jugeons ici un vidéogramme. Et sa beauté, aux antipodes d'un rêve de pierre, s'accommode d'un comportement de sauvageonne idoine : à damner toute la soldatesque du monde ! Son âge lors de l'enregistrement est à peu près comparable à celui qu'avait Teresa Berganza au moment du sien et que l'on présente aujourd'hui encore comme le modèle du genre (entre quarante et cinquante ans, la Suédoise étant même d'un cheveu l'aînée). Knock-out total pour l'honorable Espagnole. A la compassion succède la passion, la vraie. Mais de quoi, de qui ?… D'Escamillo, du nomadisme, du sexe, du danger ? Un peu de tout cela à la fois, dégingandé et hautain. De braise (c'est le cas de le dire, car elle fume comme… une cigarière), cette Gitane nordique confirme la versatilité de von Otter par une composition plus méridionale – plus ibère que nature ! Elle saute par-dessus tous les écueils : espagnolade, vulgarité, œillades. Ni poitrinage des graves, ni blanchissement des aigus. Exit l'hystérie, foin des hurlements. Non : de la séduction et de la menace, de la soif de vivre, de mordre (la scène de la mandarine…) et de succomber, ce qui revient finalement au même. Elle siffle comme un dealer, trépigne et singe comme une grande gamine nymphomane. Elle se vautre, se roule, se déhanche – et se livre, enfin, avec une ligne de chant de desperada fataliste. Tel l'albatros de Baudelaire, ses ailes de géante l'empêchent de marcher. Pas vraiment de ce monde, ni de celui de ces contrebandiers au refuge bien ordinaire, notre Carmen «scandinave»… Comment s'étonner dès lors, après un Trio des Cartes, aussi splendide que ses trois airs, que le cours de la vie (on serait tenté d'écrire : de la mort) reprenne le dessus de la manière la plus évidente ?! Dans une scénographie magnifiquement carcérale – un glauque que n'aurait pas renié un Vittorio de Sica transposé à la Belle Epoque –, voilà un environnement à la hauteur, évoluant de l'intérieur à l'extérieur-nuit.

Deuxième mention pour Philippe Jordan (fils d'Armin). Ce tout jeune et élégant garçon fournit sans doute la meilleure direction d'orchestre entendue dans cette œuvre. Précis, voire coupant, avec des saillies de navaja aux actes III et IV ; le Suisse cisèle, au deuxième, une Chanson bohème («les tringles des sistres tintaient») dont le début en danse macabre, retenue et menaçante, est du très grand art. Ne perdant jamais le sens, fort mozartien, du détail (Prélude du III), il mène sa troupe anglaise là où Bizet voulait qu'on allât dès le Prélude : au coloris, pas à la couleur – et surtout pas locale !

Troisième atout (n'oublions pas : les cartes, ici, sont au cœur) : Escamillo. D'une longueur de voix étonnante (deux octaves et demie), bien plus qu'un baryton-basse, est un baryton doublé d'une basse. Polyvalent comme Von Otter, chantant presque tout – et toujours bien – de Haendel à Manoury, le Français est doté d'un timbre magnifique et puissant, admirablement projeté. Ce à quoi s'ajoute un talent d'acteur à faire pâlir la concurrence. Dans le célébrissime Air du Toréador, il pulvérise tout ce qui a pu le précéder. Il est le torero, le public, le taureau, le séducteur ; avec des yeux cruels et une voix d'oracle, un petit orchestre à elle seule. On comprend le léger spasme de Frasquita (remarquable caméra de Sue Judd) ! Ne pas s'appesantir, donc, sur son fade prédécesseur chez Plasson : le sympathique Américain devrait méditer ce DVD, et en tirer les conclusions qui s'imposent.

Certes moins «craquant» et vulnérable que l'irrésistible , est un excellent Don José. Sa timidité vis-à-vis de la star, compréhensible et ô combien «palpable», ne l'en rend que davantage convaincant. Je suis plus dubitatif envers la Micaëla de Lisa Milnes. Grosse natte alla Gretchen tombant sur l'opulente poitrine, elle réussit à être plus ridicule qu'une Agathe de Freischütz pour Musée Grévin ! Cependant, si son métal est moins somptueux, elle gomme sans difficulté le maniérisme à la louche des Te Kanawa (Solti) et autres Cotrubas (Abbado). Sans démériter, les «seconds rôles» masculins et les chœurs pâtissent de la comparaison avec l'exploit de . Qui, mais qui donc, nous redonnera un Moralès tel que Ludovic Tézier, dont les si rares «couplets» s'écoutent à genoux ?! Où sont passés les , ,  ? A Glyndebourne 2002, c'est clean et gentil, sans plus. En revanche, au sein d'une discographie des plus cruelles, le doublon Mercédès – Frasquita emporte l'affaire haut la main, fût-elle dans le sac !

Qu'en conclure ? L'œuvre est retorse, on le sait. Angela Gheorghiu et Anne-Sofie von Otter lui offrent sans conteste les meilleures bohémiennes après . Et est indispensable, tout autant que . Compte tenu du «loupé» Hampson, on aimera posséder ces deux visions. Remercions d'autant plus le chef, Jordan Jr, de nous faire découvrir en sa Carmen la femme de fumée, feu follet furtif et furibond.

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