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Berlioz enfin prophète en son pays

Triomphal brelan de journées en ouverture du Festival Berlioz 2016 à La Côte-Saint-André. Où comment l'intelligence fervente (et malicieuse) d'une programmation est parvenue à rassembler l'attente du mélomane qui savait et la candeur émerveillée du néophyte qui découvre, et à imposer enfin Berlioz comme le monument incontournable qu'il a toujours été.

Bruno Messina aime à citer le livre de John Blacking Le sens musical, qui, partant du constat qu'une société, quelle qu'elle soit, ne peut se passer de musique, affirme que nous n'aurions pas cinq sens, mais six. La musique serait notre sixième sens : comment ne l'avait-on pas formulé plus tôt ! Un beau projet, assurément, pour le monde d'aujourd'hui et, en attendant, pour le Festival Berlioz.
C'est donc la Musique qui inonde la coutumière journée d'Ouverture, intitulée Grande Ouverture festive au Château de Mélusine (le Festival titrant quant à lui Les fleurs du mal ou Berlioz au bal des sorcières) et qui convie tous les publics à Sassenage de 15h au cœur de la nuit. Les rares qui auront rechigné à se rendre à une heure de route de La Côte en seront pour leurs frais et auront manqué un événement sidérant qui place d'emblée la barre très haut en fin d'une journée très physique, qui débute allegro par une longue cavale en plein cagnard dans le décor de l'Invocation à la nature (cascade et rochers à volonté) et nous plonge dans les Grottes de Sassenage où le très affûté Quintette à vent du Balcon fait dialoguer Chostakovitch et Alvin Etler.
Le retour se fait vivacissimo afin de ne pas manquer, dans la touffeur ruisselante du grand salon du château, les rafraîchissements offerts par le (dont un très sensible Notturno de Schubert) et surtout le  : entre piano et alto, (diseur toujours impeccable qui, rappelons-le, fut Berlioz pour la TV) ressuscite les échanges des époux Schumann.
Suit, par la centaine d'enfants d'À travers chants, sous la direction de Nicolas Parisot, une exécution très en place de la naïve partition de Landowski : La sorcière du placard aux balais.
Dans la petite foulée, Le Grand Orchestre Fantastique s'attaque à un conséquent concert de musique de films : l'œcuménique phalange réunissant tous les orchestres amateurs de la région est de toute évidence plus à l'aise avec Andrew Lloyd Webber qu'avec Dvořák, prouvant ainsi que la passion que l'on ressent pour une œuvre en facilite l'exécution et que, partant de ce constat, il faudrait certainement accroître la portion encore congrue d'œuvres récentes populaires et de qualité telle que l'irrésistible Fantôme de l'Opéra.

Berlioz/Lavandier: une Fantastique à 4 mains vraiment fantastique

Arrive alors l'événement salué par une longue ovation hurlante totalement méritée pour ce qui constitue très certainement le début d'une aventure dont on n'a pas fini de parler : la Symphonie Fantastique pour orchestre sonorisé, commande du Festival Berlioz 2013 passée à . Le compositeur a revu l'illustre partition mais aussi la sienne entre 2013 et 2016. Les 20 solistes exceptionnels du Balcon, gonflés par l'Ensemble à vent de l'Isère pour quelques effets à l'impact soufflants, la Marche au supplice à la seule harmonie surgissant de la nuit du parc et se scindant pour une stéréo galvanisante, le cor des Alpes des Briançonneurs, les gigantesques cloches fondues spécialement pour le Festival, une sonorisation haut de gamme, la direction ébouriffante de  : le tout soulève la marée humaine assise en hypnose dans le parc du château. Il faut vraiment louer la qualité constante d'une partition en tout point ensorcelante qui, si elle s'inscrit dans la même mouvance, va bien au-delà du chic et toc si inégal de Max Richter sur Les 4 saisons de Vivaldi. L'œuvre du jeune Arthur (26 ans en 2013) respire, de la première à la dernière note, une connaissance et un amour de celle du jeune Hector (27 en 1830). Tous les styles de musique défilent dans une partition où le violon s'acoquine le plus naturellement du monde avec la guitare électrique. Un bal devient Des bals, La Scène aux champs joue de la dissonance spectrale avec délice. Passé l'humour d'un Dies irae synthétisé faisant du gringue au Shining de Kubrick, l'Hymne à la joie et Les Maîtres-chanteurs se tiennent la main dans un final étourdissant d'intelligence. Vrai cadeau pour les berlioziens comme pour les néophytes, ce havre de sonorités originales, dans le droit fil des recherches du grand Hector, aurait enchanté ce dernier. Un magnifique coffret est déjà disponible, qui sera rangé tout près des meilleures versions de la plus célèbre partition de Berlioz.
Pour conclure, un inoffensif Bal des tarentelles sous les étoiles tente de calmer la haute tension.

Beethoven toujours invité d'honneur

Le jour 2 permet à François-Frédéric Guy de continuer (achever ?) son Beethoven-Projet en l'église où Berlioz fut baptisé. Poursuivie sur le jour 3, l'intégrale des Trios avec piano (hélas donnés dans le désordre) évacue les trios sans numéro d'opus ainsi que, plus inexplicablement le Trio à l'Archiduc. Survivent les Opus 1, 2, 3, 5, 6 et 10 dans une exécution du genre à décourager la critique, tant l'osmose du Stradivarius de , du Gofriler de est totale autour du Steinway solide, serein et à la bienveillance indéboulonnable de en réincarnation lumineuse de Beethoven soi-même : lisibilité des lignes, justesse des suspensions, à-propos du discours. Si l'archet gracile de Papavrami doit se faire plus affirmatif face à celui de Phillips que seul face au clavier de Guy il y a deux ans, l'on est comme ensorcelé par l'art des trois sorciers, qui, de cette façon, s'inscrivent parfaitement dans l'intitulé du Festival 2016.

Le fils de Colin Davis et de  

Quelques heures après, François-Xavier Roth confirme de la plus spectaculaire façon sa filiation avec Colin Davis dans la traque du moindre effet composé par le sorcier Berlioz (graves compris, à la différence de Gardiner, plus indifférent sur ce plan). L'invraisemblable autant que foisonnant matériau musical de l'Ouverture des Francs-juges est radiographié par tous les pupitres des Siècles d'une façon si galvanisante que le maestro lui-même conclut cette page irrésistible d'un demi-tour sur lui-même qui le projette quasi face public.
Virage à 180° avec des Nuits d'été arachnéennes : des fils de soie musicale sont tissés autour d'une enfantine et rayonnante qui fait l'effet d'une apparition. Même si l'on songe à la place que se fait déjà et se ferait ici une Isabelle Druet dans une œuvre où tant de cantatrices se sont perdues, même si la merveilleuse cantatrice suédoise comme toutes ses consœurs ne parvient pas tout à fait à atteindre les mots de l'inaccessible Île inconnue, même si l'aigu guette, sa prestation, sans afféterie aucune, est d'une classe folle. Notre seule réserve sérieuse concerne les 15 mesures de harpe du Spectre de la rose (entre Profundis et Paradis), mesures enchanteresses que Colin Davis a toujours si bien captées (la plupart des versions, celle sur-encensée d'Ansermet avec Crespin comprise -pourtant chez Decca-, ne les font jamais entendre) et dont on pariait que Roth ferait son miel : satisfecit pour la partie centrale ; en revanche, sur le début et la fin, la harpiste mouline dans le désert.

Peut-être aurait-elle dû être placée sur le devant comme elle l'est pour l'Harold en Italie brillantissime qui suit l'entracte. L'alto sensible et idéalement rêveur d', qu'une spacialisation minimale met en valeur au moyen d'entrées et de sorties randonneuses, captive à l'instar de l'idoine direction cyclothymique, entre bouillonnement et contemplation byronienne, de Roth. Le chef, avant le jingle qu'est devenue la Marche hongroise, tient à exprimer son plaisir, en des temps où l'on voudrait l'empêcher, d'être de ce Festival, dédié à son cher Berlioz. Il tient aussi à remercier celui qu'il dit lui avoir inoculé le virus : , présent dans la salle, à deux pas de lui.

La divine surprise d'un Roméo et Juliette intégral

Jour 3 : le grand chef anglais dirige une des plus belles œuvres de Berlioz, sa symphonie dramatique Roméo et Juliette. Ceux qui ne connaissent pas la version discographique de Gardiner auront l'immense bonheur de découvrir des morceaux inédits que Berlioz lui-même avait supprimés. Affirmons que, quelles que fussent les motivations du compositeur, ces ajouts, qui font passer le chef-d'œuvre de 1h40 à 1h55, y ont parfaitement leur place. L' de Gardiner, tout en brillances, contraste avec celui, à notre sens idéalement plus sombre (à l'instar du London Symphony avec Davis) de Roth. L'exécution de Gardiner, dans une volonté de souligner la modernité de la partition, donne à voir tout ce que l'orchestre pouvait avoir de choquant pour son époque et jusqu'à naguère : des percussionnistes se lèvent de concert pendant le charivari du Bal chez les Capulets, les contrebasses pizzicatent à grands moulinets ascendants, des bois renversent leur tête en arrière, le tapis rouge est déroulé pour les crotales du Scherzo de Mab, traitées comme des célébrités. Placé entre le public et le chef, le Petit Chœur, confié au infiltré par trois solistes déjà investis, entre et sort lorsqu'il s'agit de céder la place aux longues plages symphoniques. Le Grand Chœur, confié au très juvénile , fait une émouvante entrée chantée sur le Convoi funèbre de Juliette. La prononciation française est exemplaire, à l'aune de celle d'un trio de solistes judicieusement élus : énonce la mélancolie prégnante des premières amours avec le velouté sobre d'une voix sans effets. Jusque dans sa façon de se retourner vers le chœur, semble encore tout imprégné de son récent Golaud aixois. impressionne davantage encore, s'il est possible : timbre, articulation, sens du rythme et humour ne font qu'une bouchée de la chausse-trappe du Scherzetto où Mab a englouti plus d'un ténor. Triomphe à nouveau dans une cour du Château Louis XI bondée comme la veille.

Au Musée Berlioz, l'entrée est libre : sous le balcon d'Hector, l'Orchestre baroque de Bretagne invite les auditeurs à une heure en compagnie des sorcières lyriques les plus renommées. À l'auditorium, montre le film qu'il a réalisé pour illustrer Illud etiam, sa contribution musicale au thème du Festival. Une savante exposition est consacrée à Benvenuto Cellini (photos de mises en scène incluses, extraits vidéos de celle de Terry Gilliam que Paris verra prochainement). Au cinéma, Berlioz tutoie Pasolini… Dans la paisible Côte-Saint-André, notre sixième sens est à la fête. Et surtout : Berlioz ne fait plus peur. Enfin.

Crédits photographiques : © Simon Barral-Baron.

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