- ResMusica - https://www.resmusica.com -

La première intégrale Berlioz, enfin !

Warner Classics met un terme à une trop longue attente en éditant la première intégrale Berlioz (du moins de ses œuvres musicales), pour les 150 ans de la disparition du compositeur, le 8 mars 1869. Et c'est une grande réussite, avec des inédits et à prix très doux. 

Commençons par ce qui peut paraître accessoire mais qui à notre sens signifie beaucoup. Ce coffret édité par une major prend le soin de remercier des figures qui pour être non musicales contribuent à la légende berliozienne, et en premier lieu Michel Austin et Monir Tayeb, animateurs infatigables du site quasi-encyclopédique hberlioz.com et grands défenseurs du compositeur devant l'Éternel. Également dans la liste des premiers remerciés, on notera avec approbation la mention d'Antoine Troncy qui au Musée Hector-Berlioz conserve de précieuses archives sur le compositeur et réalise année après année des expositions au goût parfait.

En remerciant également de manière appuyée le Festival Berlioz et pour avoir accepté que leur premier enregistrement mondial des extraits de la Nonne sanglante (35 minutes de musique) soit édité dans ce coffret, l'éditeur met en lumière que non, enfin, Berlioz n'est plus un réprouvé en son propre pays. Le Festival Berlioz à La Côte Saint-André animé par Bruno Messina est aujourd'hui le plus couru des festivals d'orchestre en France, l'Opéra de Paris programme Berlioz consciencieusement – certes avec des fortunes diverses – et sa musique est actuellement brillamment défendue par plusieurs générations d'interprètes qui ne cèdent en rien aux grands disparus, les , , Josephine Veasey, Nicolai Gedda… Berlioz s'exclamait auprès de sa sœur Adèle en 1858 qu'il fallait « donc vivre deux cents ans pour pouvoir se faire connaître en France, quand on est compositeur ». Là aussi, il était visionnaire. Même sa panthéonisation est officiellement défendue par ses pairs de l'Académie auprès du Président de la République.

Sur le plan du choix des interprètes et des versions, Warner a la main heureuse en héritant des fonds Erato, EMI et Virgin Classics et arrive ainsi à créer une intégrale de grande qualité, riche en musiciens français, que ce soit sur le plan orchestral et vocal, à la direction comme à l'interprétation. Si on a pu souvent et à juste titre déplorer l'internationalisation des labels et des équipes amenant une perte d'identité, ce coffret apporte un beau démenti aux déclinistes. Produit par un label mondial, il met en valeur les talents d'hier et d'aujourd'hui et offre un panorama passionnant de l'interprétation berliozienne des cinquante dernières années.

Dans les must de cette intégrale, on peut ranger les trois opéras, tous signés John Nelson ainsi que l'Enfance du Christ et la Messe Solennelle signés John Eliot Gardiner. Les Benvenuto Cellini (Clef ResMusica, Virgin) et Béatrice et Benedict (Erato) sont les meilleures versions au disque, plus vivantes et naturelles que les versions pionnières de qui ont longtemps tenu le haut du pavé (Philips). S'il y a concurrence, c'est en DVD qu'on la trouvera, pour la Béatrice de référence de Stéphanie d'Oustrac à Glyndebourne (Opus Arte) et la mise en scène survitaminée du Benvenuto Cellini de Terry Gilliam avec l'excellent John Osborn en Benvenuto (Naxos).
Pour Les Troyens, le coffret intègre la version toute récente et multi-récompensée de John Nelson avec Joyce DiDonato et Michael Spyres (Clef d'Or ResMusica, Erato). Une version superbe d'engagement à ranger à côté des deux gravures de Sir , celle de 1969 pour Philips pour le duo de Josephine Veasey et Jon Vickers, et celle enregistrée sur le vif en 2000 pour son urgence dramatique et son feu orchestral. En DVD, la concurrence vient de la Cassandre incandescente d'Anna Caterina Antonacci (Opus Arte) en 2003 au Châtelet.

Un mérite essentiel de ce coffret est d'offrir plusieurs enregistrements en première mondiale dont la plus importante est celle de la Nonne sanglante captée l'été dernier avec , Mark van Arsdale et Vincent Le Texier, avec l'orchestre OSE ! dirigé par . On se demande comment on a pu attendre aussi longtemps pour disposer d'un enregistrement, alors que l'œuvre a toujours été connue et avait été conservée par Berlioz qui avait noté de la brûler après sa mort (une coquetterie dont il était coutumier, il s'était bien gardé de la brûler lui-même). Créée probablement dans les années 1960 en Angleterre selon Michel Austin et Monir Tayeb, elle dut attendre 2007 pour sa création française au Festival de Radio France à Montpellier. On y découvre un Berlioz qui tente d'amadouer le public et l'Opéra de Paris en travaillant avec le librettiste à succès Eugène Scribe et en composant dans un style très bel canto, dont l'intensité dramatique culmine dans les duos et l'air d'Agnès. Mais Berlioz n'est jamais aussi bon que lorsqu'il laisse libre court à sa fantaisie, et là on le sent contraint par le goût lyrique de l'époque. La partition de la fin du second duo d'Agnès a été arrachée par Berlioz et le musicologue Hugh MacDonald a pu démontrer que la conclusion avait été reprise dans le duo où Cassandre conjure Chorèbe « Pars ce soir ! », qui est la culmination et le moment de génie de ce fragment. Cette Nonne sanglante est mieux qu'un projet inabouti, elle révèle les tourments d'un artiste qui réalise qu'il fait fausse route en se conformant aux attentes dominantes de son époque.
Autre première mondiale, Le Dépit de la bergère par Elsa Dreisig et Jeff Cohen au piano est une charmante romance qui est émouvante à double titre, parce qu'elle a été écrite par un compositeur de 16 ans et qu'on reconnaîtra une signature dans la sicilienne de Béatrice et Benedict, sa dernière œuvre d'importance. Comme un hommage du vieil homme fidèle à la fièvre du jeune homme.

Si les deux fugues pour orgue composées pour le Prix de Rome n'ont d'intérêt que documentaire, l'orchestration du Temple universel (1861) par Yves Chauris est une heureuse initiative de François-Xavier Roth car c'était un projet auquel Berlioz tenait sans avoir trouvé l'énergie de l'accomplir. Avec le Chant des chemins de fer de 1846, ces pièces méconnues montrent un Berlioz apôtre qui rêve d'un monde meilleur avec cet appel visionnaire et qui devra peut-être attendre encore longtemps : « Embrassons-nous par-dessus les frontières, L'Europe un jour n'aura qu'un étendard ». Dix ans plus tard, Napoléon III déclenchait une guerre catastrophique contre l'Allemagne…

Si les opéras et ces nouveautés ne suffisent pas, il y a encore une excellente raison d'acquérir ce coffret, qui est la possibilité de pouvoir embrasser d'un geste les œuvres méconnues, cantates du Prix de Rome, mélodies et romances, ouvertures, œuvres de jeunesse rejetées parce que fécondantes d'œuvres de maturité (Huit scènes de Faust, Messe Solennelle, Scène héroïque qui préfigure Les Troyens). David Cairns, auteur de la notice du livret de 164 pages, ouvre son propos sur le corpus des mélodies et il a bien raison. Ce n'est certainement pas le volet le mieux connu de Berlioz, et cette musique sera une découverte passionnante pour les mélomanes. Pour aider à mieux goûter ces pièces variées, on ne saurait trop recommander de se procurer le guide Berlioz de B à Z de Pierre-René Serna (Van de Velde, Clef ResMusica), qui analyse chaque œuvre avec beaucoup de finesse et dans une écriture accessible.

Pas de vraie faiblesse dans ce coffret hormis peut-être les Nuits d'été par Gardiner/Orchestre de l'Opéra de Lyon (Apex) avec différents interprètes, mais la version de et Barbirolli (EMI) est également proposée et elle est un classique. La Damnation de Faust de la version Nagano (Erato) disposait d'un superbe casting mais elle est moins incarnée et flamboyante que par Munch, Markevitch ou Colin Davis. Roméo et Juliette par Muti (EMI) sonne magnifiquement, mais cela ne suffit pas et Colin Davis, Ozawa et tout dernièrement Tilson Thomas (SFS Media, Clef ResMusica) dominent. Le Te Deum par John Nelson et l', la Symphonie Fantastique et Lélio par et l'Orchestre national de l'ORTF, Harold en Italie par avec l'Orchestre national de France et l'altiste (rééditée récemment dans un coffret Warner Berstein/ONF) ne comptent pas parmi les références mais elles offrent un aperçu intéressant des orchestres français.

Quelques regrets : La Belle voyageuse n'est proposée qu'en version pour piano (certes par mais on est loin des sortilèges de la version orchestrée) et la Grande symphonie funèbre et triomphale n'est proposée que dans la version initiale pour instruments d'harmonie (certes dans la version historique et savoureuse de la Musique des Gardiens de la paix dirigée par Désiré Dondeyne).

Le dernier disque est consacré aux stars de l'époque, ainsi du baryton Maurice Renaud, né à Bordeaux en 1861 et enregistré en 1901 dans deux airs de La Damnation, au sommet de ses moyens. Les voix de femmes sont plus difficiles à nos oreilles contemporaines, et c'est curieusement Didon qui retenait l'attention à l'époque. Quoique, cela peut s'expliquer car Marie Delna avait été découverte en 1892 dans le rôle de Didon donné à l'Opéra Comique, elle n'avait alors que 17 ans (!) et avait stupéfié le tout Paris. On l'entend en 1903 dans « Chers Tyriens, tant de nobles travaux« . La gravure de Félia Litvinne en 1904 dans « Adieu, fière cité » pose une énigme sur le plaisir que pouvaient retirer les mélomanes de l'époque. L'honneur du tout premier enregistrement de la Fantastique revient à l'Orchestre des Concerts Pasdeloup dirigé par Rhené-Baton dans une instrumentation corrigée (réduction des percussions et en particulier des cymbales), et il bénéficie des bons soins du Studio Art & Son d'Annecy. Berlioz, si attentif au son et aux progrès techniques, aurait été émerveillé et impatient des compromissions imposées par la technique.

Finissons par les coups de cœur, choix forcément subjectifs. Pour les voix, tout (Cléopâtre, La Captive, Zaïde),  accompagnée par (La Mort d'Ophélie, d'un impact supérieur à la version pour chœur qui n'est d'ailleurs pas proposée dans le coffret), Roberto Alagna dans le Te ergo quaesumus du Te Deum, en Herminie (avec Colin Davis, issue de son fameux cycle Berlioz chez Philips) et dans le Roi des Aulnes en version orchestrée. Pour les chœurs, le Requiem par  et les forces du  sera une vraie découverte pour beaucoup, dont l'importance avait à juste titre été soulignée par Michel Tibbaut à l'occasion du coffret Warner consacré au chef et à l'orchestre. On ne voudra pas non plus passer à côté du court Ballet des ombres avec le Chœur Les Éléments, que Berlioz réutilisera dans Benvenuto et Roméo et Juliette

Un coffret à la hauteur des espérances nées d'une si longue attente.

(Visited 2 503 times, 1 visits today)