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L’esprit souffle sur Les Boréades à Dijon

Les Boréades était probablement, avec Les Troyens, un des deux spectacles les plus attendus de l'année. Le résultat, servi sur un plateau musical de très haut vol, comble l'impatience au-delà des espérances. Quel chemin parcouru depuis les poudreuses Indes galantes que Pizzi mit en scène en 1983 dans la Cité des Ducs de Bourgogne !

C'est Dijon qui, avant le DVD de Saul pour Glyndebourne, et de géniaux Meistersinger pour Bayreuth, a révélé le style Kosky à la France. Un formidable Castor et Pollux, importé du Komische Oper de Berlin, y avait divisé ses spectateurs. Cinq ans après, un triomphe accueille le bouillonnant metteur en scène australien, désigné en 2014 « Best director » par les International Opera Awards. Pourtant les fondamentaux sont là : un décor unique mais impressionnant, une façon irrésistible de faire bouger le corps du premier soliste comme du dernier choriste.

Le livret des Boréades est des plus minces : une Reine sommée de choisir, aux actes I, II et III, entre deux prétendants de sa lignée, élit au IV un corps étranger, avant d'apprendre au V que ce dernier est finalement de l'ascendance adéquate (ouf !). De ce presque rien, en fait une profession de foi en la capacité au bonheur des humains, Kosky accouche d'un tout. Contrairement à Castor et Pollux, dont la part chorégraphique échoyait au chœur, les ballets des Boréades restent des ballets. Et l'on retrouve même ici ce que l'on croyait le seul apanage de la Carmen que Kosky a créée en 2016 à Francfort. Snobant les codes de la gestique baroque, il applique ceux de la comédie musicale à une narration qui questionne le sentiment amoureux durant trois heures d'horloge, jusqu'à l'échappée belle d'un finale intrigant (qui prouve si besoin était que Kosky n'est pas qu'un amuseur) au cours duquel on assiste à la réunion tant attendue des deux amants sous une pluie d'étoiles puis, dans la foulée, à sa dislocation. Alphise et Abaris, après que l'Amour aura repris la flèche dont elle et lui se croyaient à jamais détenteurs, se désagrègent progressivement, séparément, dans le noir du vide sidéral, grains de sable dans l'éther d'un Univers dont la marche ne cessera pas sans eux.

La vraie nature du décor de Katrin Lea Tag, au départ un écran blanc vertical posé à vue sur le plateau, est assez vite révélée par l'Amour qui, d'un doigt (probablement l'effet spécial le plus spectaculaire de la soirée), soulève en la fracturant la masse imposante de ce qui est en fait un cube immense, sis devant le cinémascope mouluré d'un mur antique. Caressé des lumières magiques de Franck Evin, s'ouvrant et se fermant sans cesse « comme des paupières » (dixit Kosky), le cube abrite les personnages, de rares et sublimes décors (des fleurs géantes tête en bas, un paysage désolé et désolant planté d'oiseaux mazoutés). Les héros s'offrent au regard généralement couchés sur ce plateau-sur-le-plateau aux allures de grand lit, éveillés et mus par le souffle des trois dieux : Amour, Apollon, Borée. Kosky a la bonne idée de présenter dès le début ce personnage qui n'intervient qu'à l'Acte V : c'est Borée qui souffle (à trois reprises !) sur la fosse pour lancer la musique. Ce geste initial, déjà musical, sera gracieusement décliné tout au long du spectacle. Autre très bonne idée : celle de faire des quatre rôles féminins secondaires, un seul personnage : l'Amour. Le prêtre Adamas ne fait également qu'un avec Apollon. À la fin, le cube définitivement refermé fait réapparaître le rectangle blanc. Comme s'il ne s'était rien passé.

Si l'on s'est demandé à la vision de Carmen quel pouvait être le secret de , on croit détenir une partie de la réponse en retrouvant au générique des Boréades le nom d'. Comme dans leur Carmen, par le biais de six danseurs virtuoses, Kosky et Pichler entraînent chacun dans la danse, faisant de ce spectacle ludique et sensuel un formidable travail d'équipe.

Aux saluts, Kosky et Haïm choient littéralement dans les bras l'un de l'autre. On aurait parié à l'écoute d'une fosse enchanteresse accordée à une scène envoûtante que ces deux-là étaient faits pour s'entendre. Avec juste ce qu'il faut d'astringent aux cors, d'alacrité aux flûtes, de présence aux bassons, on navigue entre le spectaculaire et l'intime, allant de ravissements en découvertes au fil des tempi parfaitement maîtrisés que la directrice musicale du Concert d'Astrée (qui a déjà dirigé Les Boréades à Strasbourg en 2005) imprime à cet opéra ultime dans lequel, un an avant sa mort, Rameau a mis certaines de ses meilleures pages : les entêtantes Contredanse en rondeau du I et Gavotte pour les Heures et les Zéphirs du IV, la sublime Entrée de Polymnie

Et quelle attention pour ses chanteurs ! fait forte impression dans le rôle écrasant d'Abaris. Omniprésent sur les scènes lyriques, intelligent dans ses choix, gracieux dans son jeu, toujours compréhensible dans sa déclamation, le jeune chanteur français semble en pleine possessions de moyens qui lui interdisent seulement la broutille de quelques « antres profonds ». impose, dès le long «Un horizon serein », l'autorité d'une Alphise ample et corsée. Excellente ici comme ailleurs, est un Amour-à-qui-on-ne-la-fait-plus, tenant à récupérer dans un grand sac qu'elle traîne au sol, les cannes de golf que sont les flèches de Cupidon. Elle se glisse avec gourmandise dans les pas des danseurs, comme les deux prétendants d'Alphise (subjugants et ). allie classe et éclat en Adamas et Apollon ex-machina. On est heureux de retrouver , bien que son Borée peine à imposer sa noirceur dans un tel environnement d'excellence. Le chœur, en rut (le début !), ou pétrifié sous les doigts griffus des puissances boréales, est grandiose.

La ville natale du compositeur peut s'enorgueillir de cette soirée exceptionnelle que Berlin verra en 2021, et que l'on sera heureux d'ici là de retrouver au plus près, lors de sa sortie annoncée en DVD. Elle scelle, avant Le Prince Igor de la saison prochaine de l'Opéra de Paris, les débuts français de . Enfin !

Crédits photographiques © Opera Dijon-Gilles Abegg

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