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Katie Mitchell et le rêve de Mélisande

Aix-en-Provence permet à de frapper un grand coup à la porte du Monde de l'Opéra, majoritairement balisé par des hommes, en parvenant à arracher Pelléas et Mélisande à tout fatras symboliste.

Au propre comme au figuré, on ouvre beaucoup de portes chez . Written on skin et Alcina avaient installé la signature d'un imaginaire scénique où l'on donnait à voir ce qui se passait dans la pièce d'à côté. Il en va de même ici, mais les pièces, au lieu d'être montrées simultanément, sont tour à tour dévoilées puis masquées par des caches coulissants, procédé envoûtant qui n'est pas sans rappeler la maison de poupées en coupe que Mariame Clément avait imaginée pour son spectaculaire Hänsel et Gretel à l'Opéra de Paris… Une dizaine de décors d'une grande beauté sont ainsi amenés puis envoyés ad patres par une armée invisible de machinistes œuvrant quasi sans repos dans un silence virtuose. L'univers étouffant d'Allemonde est présent aussi bien dans cette superbe piscine désaffectée en guise de fontaine des aveugles que dans la mer qui gronde sur une sombre marine accrochée dans la salle à manger.

Loin de se reposer sur le luxe d'un tel environnement visuel, y mène une très intéressante réflexion sur le problème du point de vue. Elle a décidé que ce serait Mélisande qui raconterait cette histoire de femme perdue dans un monde d'hommes perdus. Avant le premier accord, la jeune femme, en robe de mariée, fuit sa salle de bains, un mouchoir rouge à la main (la « petite tache de sang » de Golaud ?) s'affale sur un lit et s'endort. La sublime machine à remonter le temps debussyste s'ébranle : le rêve peut commencer. Sur les derniers accords, on reverra la rêveuse mariée se réveiller sur le même lit, examiner sa bague de jeune épousée… Entre-temps, habillée ou déshabillée par de mystérieuse servantes, parfois flanquée d'un double, elle aura erré comme dans les rêves, d'un lieu à l'autre, d'une action à l'autre, invisible de tous, se sera vue aimer et mourir… Elle aura tenté, et nous avec, au cœur de cette étrange nuit de noce, de dénouer les fils de non-dits d'un scénario aussi irrationnel qu'un rêve : à l'Acte II, Pelléas vient s'étendre sur le lit où Golaud souffrant tance Mélisande. Plus tard, Golaud dépose un baiser sur la bouche d'Yniold. Prémonitions, souvenirs, projections ? On est dans une sorte de thriller onirique où ne sait jamais ce qui va se passer. Le procédé permet en outre de magistrales explications : les fameuses « mains pleines de fleurs » invisibles avant le passage d'une porte sont là une fois celle-ci franchie ! Dans un tel contexte, les « longs cheveux » qui « descendent le long de la tour » (ici une judicieuse berceuse à un nourrisson) ne sont plus la pierre d'achoppement d'une thématique mise cette fois en avant bien en amont de l'Acte III. Katie Mitchell fait une utilisation maximale de tous les personnages : Mélisande est omniprésente, Yniold apparaît dès l'Acte I, Geneviève et Arkel, de plus d'une scène eux aussi, acquièrent poids et crédibilité considérables. Le bébé à naître est déjà né. Les « trois vieux pauvres » de la scène de la grotte et même les « petits moutons » ont droit à un regard très original. Enfin, Katie Mitchell offre à ses deux héros une chair qui leur est en général refusée lors de deux scènes d'une intelligence sexuelle magnifiquement dirigée. Sa Mélisande de chair et sang est l'exacte contraire de celle, évanescente et énigmatique, qu'on nous a beaucoup vendue. Si les hommes Maeterlinck et Debussy ont un point de vue sur Mélisande, la femme Mitchell a le sien. Katie/Mélisande même combat !

Si ce Pelléas, magnifiquement éclairé, idéalement costumé, réussit le tour de force d'être à la fois très réaliste et de préserver la part de mystère attachée à l'œuvre, la fosse est au diapason de l'éclatante démonstration scénique. D'un geste magistral, dirige avec une lenteur de cérémonial son . L'attention particulière qu'il donne aux interludes indique sa fascination devant les images fortes que l'imaginaire jamais en panne de la metteuse en scène anglaise a déposées sur ces sublimes instants, autant que son admiration palpable devant les chanteurs qu'il a sous les yeux.

Si l'un fait ses adieux à un rôle, l'autre y débute. On adhère à l'un comme à l'autre. La Mélisande de , très incarnée et bonne francophone, utilise tous les talents plastiques de la chanteuse qui fut danseuse, une Mélisande inquiète et volontariste qui se jette sur un Pelléas ne sachant littéralement sur quel pied danser. , ici antithèse absolue du personnage éthéré qu'il jouait chez Wilson, est idéal de projection vocale, de crédibilité scénique. Pouvait-on souhaiter plus beau cadeau d'adieu à un rôle où le chanteur brille encore indéniablement jusque dans les fêlures engagées du IV, que ce spectacle d'une intelligence folle ! Le Golaud subtil de est une évidence. Loin de tout pontifiement, est un Arkel qu'on écoute sans sourire en coin jusqu'à sa dernière intervention, avant un départ en marche arrière très bien réglé par la metteuse en scène. La lenteur des tempi offre une stature d'oracle à la Geneviève de . L'Yniold bouleversé et bouleversant de , que Les Enfants terribles de Philip Glass nous révélèrent naguère, nous fait oublier que nous préférerons toujours un garçon pour le rôle. Excellent dont le personnage habituellement épisodique du médecin est loin d'être négligé par Katie Mitchell qui, en l'isolant dans la pièce d'à côté, lui offre un relief inédit. Avec une précision rafraîchissante, le envoie depuis la salle les chiches embruns choraux de Debussy. Au moment des saluts, une ultime surprise : la scène s'agrandit encore et montre, comme Fellini le faisait dans E la nave va, les dessous de la machinerie : triomphe monumental pour l'armée des ombres de ce spectacle  total.

Quand la partie scénique et la partie musicale sont à de tels sommets, il s'impose comme une évidence que le rêve de Mélisande et de Katie doit continuer en DVD.

Crédit photographique: © Patrick Berger/ ArtComArt

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