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Claude Debussy, martyrisé par un cancer

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En tant que médecin et musicologue, Jean-Luc Caron propose aux lecteurs de ResMusica un dossier original sur les pathologies et la mort des plus grands musiciens. Pour accéder au dossier complet : Pathologies et mort de musiciens

 
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Claude Debussy, tout au long de son existence, se montra très discret, et même pudique, en ce qui concernait son état de santé et sa vie intime. Des souffrances qui l'affectèrent au cours des sept dernières années de sa vie, il ne parla guère, et ce n'est qu'en de rares occasions qu'il évoqua les « offenses que la maladie inflige[ait] à sa dignité ».

À partir de 1907, dans sa correspondance, il indique souffrir d'hémorroïdes, pathologie gênante certes, mais pas particulièrement douloureuse ni handicapante, et, habituellement non connotée de gravité particulière. Mais en son for intérieur, Debussy commençait à craindre d'être touché par une pathologie grave, voire incurable. Il s'épanche très peu sur les symptômes désagréables occasionnés par ces « varices » situées au niveau de l'anus. Certaines de ses habitudes de vie, comme le tabagisme et la consommation excessive de boissons alcoolisées, sont considérées comme des facteurs de risques divers dont le caractère sérieux est avéré. À mots couverts, il évoque sa souffrance, mais sa grande discrétion et une certaine gêne le gardent de se confier aussi bien à ses intimes qu'à ses médecins. De plus, l'époque n'engageait pas particulièrement aux confidences sur cette zone « honteuse ». Parmi les symptômes habituels : une gêne, des démangeaisons, des suintements, des saignements associés le plus souvent à une constipation plus ou moins opiniâtre. Devant la persistance et l'aggravation de ceux-ci, il se doit de consulter. La faculté de médecine suspecte un cancer du rectum vers 1910. À cette période, l'idée de la mort commence à le hanter.

En dépit de sa fatigue, en 1913, il accepte une tournée en Russie, à Saint-Pétersbourg précisément, où il réside, comme de nombreux étrangers, à l'Hôtel Europa, très bien situé. Le voyage est éprouvant pour l'homme, mais l'artiste connaît un franc succès. On raconte que, très ébranlé psychologiquement, il lui arrive de craquer et de pleurer. Les répétitions l'ont éreinté. En cette même année, il compose Jeux, une partition pour orchestre qui regarde manifestement vers l'avenir avec ses traits avant-gardistes. Une soirée d'hommage en son honneur, au cours de laquelle Serge Prokofiev joue du piano, est également organisée par la revue Apollon.

Un zona se déclare début mai 1914, lui occasionnant de vives douleurs pendant une quinzaine de jours. Le temps passant, les poussées hémorroïdaires deviennent plus fréquentes et plus intenses. Peut-on pour autant les rattacher à la pathologie qui évoluait à bas-bruit ? Quoi qu'il en soit, au long des trois dernières années de son existence, le cancer du rectum allait miner profondément son existence. Peu à peu, inexorablement, son état de santé se détériore. Les douleurs s'intensifient, notamment après la fin de l'été 1915. « [Je] souffre comme un chien », confie-t-il à le 2 décembre. La présence de ces douleurs traduit manifestement un avancement très préoccupant de la tumeur cancéreuse. Courageusement, il s'acharne à composer encore, et achève sa Sonate pour violon et piano en août 1915. C'est alors que le diagnostic définitif tombe, confirmant le cancer du rectum. Ses médecins préconisent la chirurgie.

Une intervention chirurgicale se déroule le 6 décembre 1915. Une partie du colon est retirée et on pratique une colostomie, un abouchement du colon à un orifice cutané abdominal. Le nom d'« anus artificiel » fut longtemps employé. Au début du XXe siècle, la chirurgie du colon, et plus encore celle du rectum, demeure strictement palliative. Les tentatives d'ablation du mal s'accompagnent régulièrement de terribles effets secondaires : délabrements physiques effroyables, incontinences insupportables, et altération de l'état général. Le patient n'est pas guéri. On suppose que l'exérèse de la tumeur n'a pu être totale et que le cancer continue de progresser. Il subit, semble-t-il, plusieurs autres gestes chirurgicaux. À la suite de l'intervention de décembre 1915, est devenu pratiquement invalide et ne sort plus guère de son appartement.

Les douleurs persistent en dépit des injections de morphine. On lui assure qu'il s'agit en réalité d'une rectite, une inflammation du colon bien étrange. On le prévient qu'il doit s'armer de patience, mais bien évidemment, le patient n'est pas vraiment dupe ; il sait que ses trois médecins lui délivrent « la vérité à très petites doses ». À ce stade, sa femme Emma connaissait très probablement la vérité. En 1916, un traitement par radiothérapie à base de Radium est entrepris. Les traitements médicamenteux reposent sur la morphine à fortes doses, thérapeutique majeure devenue très vite incontournable. Mais la douleur ne disparaît jamais totalement.

L'alternance d'améliorations passagères et d'aggravations certaines ne trompent plus, elles  rythment sans enthousiasme les phases d'espoir et les certitudes qu'il ne recouvrera jamais plus la santé. Son état dépressif profond s'installe durablement. Néanmoins, début juillet 1916, un sursaut d'énergie le décide à tenter de négliger le mal et « de ne plus être aux ordres d'un rectum un peu trop autoritaire ! » L'élan n'est que de très courte durée. Toujours en 1916, il écrit ces phrases dramatiques : « Comme ne peut plus faire de musique, il n'a plus aucune raison d'exister. Je n'ai aucun passe-temps ; la seule chose qu'on m'ait enseignée fut la musique. » Il bénéficie d'une cure de repos à Arcachon et plus tard à Saint-Jean-de-Luz. Une certaine amélioration est constatée, mais elle n'est que transitoire.

Le patient continue de souffrir terriblement. Son martyre s'installe pratiquement sans discontinuer tout au long de l'année 1917 et au cours des premiers mois de 1918. Il sort de plus en plus rarement de chez lui. Sa dernière apparition publique en concert a lieu le 5 mai 1917, salle Gaveau, où il joue sa récente Sonate pour violon et piano en compagnie de Gaston Poulet. Quelques jours plus tard, le 20 mai, il adresse une missive à son ami Serge Diaghilev, rappelant ses précieux souvenirs en compagnie des Ballets russes.

Un tableau d'épuisement, d'amaigrissement et de cachexie profonde s'installe sans espoir de retour. André Suarès écrit après le dernier concert à Paris de Debussy : « Je fus frappé, non point tant de sa maigreur ou de sa ruine, que de son air absent et de sa lassitude grave. » Conscient que la fin approche, il se décrit avec lucidité comme « un mort ambulant ». Il garde la chambre et s'alite le plus souvent. Son état est précaire au point qu'il n'est pas envisageable de le descendre à la cave lors d'un bombardement durant lequel il meurt, le 25 mars 1918, au 24 Square du Bois de Boulogne, dans le 16e arrondissement de la capitale, à l'âge de 55 ans. Les événements liés à la Grande Guerre font passer cette disparition presque inaperçue. Dans une indifférence généralisée ou presque, « Claude de France » est inhumé au Père-Lachaise. Plus tard, sa tombe est transférée au cimetière de Passy. Quand la mort est annoncée, le compositeur, né en 1862, est célèbre dans le monde entier et considéré depuis bien des années comme le représentant majeur de l'impressionnisme musical. Musicien novateur et inspiré, Claude Debussy a orienté une part considérable de l'histoire de la musique en créant un langage musical inédit extraordinaire, en imprimant sa marque sur l'harmonie, les rythmes, les formes et les sonorités qu'il enrichit de maints apports personnels.

Crédits photographiques : © Centre de documentation Claude Debussy

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