Le voyage européen des Passions baroques aux XVIIe et XVIIIe siècles
La onzième édition du festival Passions baroques a connu un large engouement public avec six programmes différents, parfois doublés, du 2 au 12 octobre. Le fil rouge en était un voyage européen entre France, Angleterre, Espagne, Italie et Allemagne aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Le second week-end offrait trois programmes originaux à la gloire des goûts réunis, chers aux « honnêtes hommes » de l'ère baroque. Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre ouvre le bal au Théâtre Olympe de Gouge autour du personnage énigmatique de Luis de Briceño.
El fenix de Paris.
La culture espagnole était méprisée en France éprise de culture italienne mais à la faveur du mariage du roi Louis XIII avec l'infante d'Espagne Anne d'Autriche une vague hispanisante déferla sur la France des années 1620, même teintée d'une pointe satirique. Arrivé à Paris à cette époque Luis de Briceño fut l'un des premiers à composer et faire imprimer en 1626 un recueil de pièces, chansons et danses espagnoles notées en tablature de guitare à cinq cordes. Dans ce cancionero, Briceño a réuni une dizaine de danses instrumentales et vingt-huit pièces vocales, dont il ne donne qu'un accompagnement succinct et quelques repères rythmiques, basés sur des timbres. Intrigué par ce manuscrit découvert à la Bibliothèque Nationale, Vincent Dumestre en a recherché les sources, complété les pièces, parfois réécrites, ce qui permet une dose certaine d'improvisation avec son ensemble. Ce programme a été enregistré en 2011 et a été récompensé alors par une Clef de ResMusica.
Vincent Dumestre reconnaît avoir effectué une démarche voisine de ce qu'il avait déjà réalisé en 2001 et 2004 avec les anciennes chansons françaises (Clef de ResMusica également). Ils reprennent d'ailleurs régulièrement ces programmes en tournée.

Le recueil de Briceño étant assez mince, le programme est complété par un monologue de Pedro Calderón de la Barca, des pièces en espagnol de Martin y Coll, Henry Le Bailly et Étienne Moulinié, qui bien que défenseur du luth, s'inspira du recueil de Briceño dans son 3e livre d'Airs de cour avec tablatures de luth et de guitare, dès 1629.
Sur scène, la fête est totale avec la forte présence scénique et vocale de la mezzo-soprano Isabelle Druet, qui incarne à merveille, avec conviction et vitalité, ces pages chantées, parlées, voire dansées, alternant entre l'affliction d'un lamento et l'exubérance de pièces d'inspiration populaire. Les savantes diminutions du violon de Rozarta Luka sont un délice, soutenues par la viole de gambe de Lucas Peres, jouée et tenue parfois, en cordes pincées comme une guitare augmentée, tandis que la contrebasse de Simon Guidicelli, également frottée et pincée, comme en jazz, donne une assise à l'ensemble. Avec ses percussions multiples, qu'il manie avec une élégance chorégraphique, Joël Grare est un véritable showman, notamment dans un éblouissant solo en grande partie improvisé. Comme de juste, l'indispensable guitare baroque de Vincent Dumestre, mène la danse selon une frénétique virtuosité par un jeu d'accords battus ou pointés.
Impromptu, une sonate oubliée de Scarlatti ?
Le lendemain en milieu de journée, rendez-vous est donné à la salle de la Petite Comédie pour un impromptu d'une lecture musicale par la comédienne Nathalie Vidal et la violoncelliste Marjolaine Cambon autour du roman 555 d'Hélène Gestern. Un luthier découvre dans la doublure d'un étui à violon une partition mystérieuse, qui pourrait être la 556e sonate pour clavecin de Domenico Scarlatti, puis la partition disparait… On apprend que la quasi-totalité de la musique composée pendant la première partie de sa vie est perdue et qu'un certain nombre d'autres partitions ont disparu lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755.

La lecture est ponctuée de petites virgule musicales au violoncelle où Marjolaine Cambon interprète des arrangements des Sonates K. 90 et K. 1, l'Allemande de la 3e Suite de Bach, ains que des extraits d'œuvres de Gabrielli, Dall'Abaco, et une transcription de son père Alessandro Scarlatti. Un moment aussi original qu'agréable.
La jonction de 1643
Le soir, Les Passions investissent l'église Saint-Jacques avec le chœur de chambre Dulci Jubilo pour peut-être le plus beau programme jamais donné par Les Passions. Jean-Marc Andrieu et Christopher Gibert se partagent alternativement la direction. Outre la mort du roi Louis XIII, l'année 1643 voit celle de Monteverdi et de Frescobaldi, mais aussi la naissance de Marc-Antoine Charpentier. Monteverdi a porté aux nues la musique italienne et son œuvre représente une charnière entre la musique de la Renaissance et celle de l'ère baroque. Charpentier a étudié en Italie auprès de Carissimi, dont il rapporta le style en France et surtout la pratique des histoires sacrées ou oratorios.
En ouverture, Christopher Gibert dirige les solaires Litanies de la Vierge Bienheureuse de Monteverdi, composées en 1626, où six voix se développent à l'unisson. Le ton est donné pour une soirée de très haute tenue. Jean-Marc Andrieu lui succède avec le somptueux Beatus vir, extrait de la Selva Morale, le recueil testamentaire de Monteverdi en 1640-41. L'effectif modeste de six voix et quatre instruments n'empêche nullement une plénitude sonore de grande intensité avec de superbes échanges entre le ténor et la basse.
Si Frescobaldi, qui fut longtemps organiste à Saint-Pierre de Rome, est surtout connu pour sa musique d'orgue et de clavier, ses deux Canzone a due canti e basso offrent un intermède instrumental d'une pure merveille. Les violons de Flavio Losco et François Costa s'en donnent à cœur joie de virtuosité poétique, répondant au somptueux continuo formé par la viole de Marjolaine Cambon et l'orgue positif de Yasuko Uyama Bouvard, qui ne s'interdisent pas de beaux moments concertants.

Parmi ce florilège de chef-d 'œuvres, l'ouvrage phare de la soirée n'est autre que l'histoire sacrée ou oratorio Jephté de Giacomo Carissimi, composé vers 1648, sous la direction de Jean-Marc Andrieu. Il est considéré comme l'un des plus beaux oratorios italiens, qui inspira profondément son élève Charpentier, lequel introduira le genre en France. La partition autographe est perdue, mais la BNF conserve une copie de la main de Charpentier. L'argument, tiré du livre biblique des Juges (II, 1-40), raconte l'histoire de la fille de Jephté devant être sacrifiée à la suite d'un vœu malheureux de son père revenant vainqueur d'une bataille contre les Ammonites. La proximité avec d'autres mythes antiques est certaine comme celui d'Iphigénie ou plus encore celui du fils d'Idoménée.
Clémence Garcia, incarnant avec vaillance, noblesse et belle projection vocale la fille de Jephté, répond avec assurance à son père, le ténor Thibault Givaja, dévasté par l'imprudence de son vœu. Plutôt commentateurs du drame que personnages secondaires, avec les basses Eric Beillevaire et Xavier Bazoge, la soprano Clémence Montagne, l'alto Lucile Rentz, donnent corps au récit de la plus belle manière avec de saisissants répons en écho. Tout cela est d'une beauté absolue et à l'écoute on éprouve une sensation de plénitude profonde.
En conclusion de cette superbe soirée, Christopher Gibert reprend la direction, tandis que Jean-Marc Andrieu rejoint l'ensemble instrumental afin de doubler la partie de dessus à la flûte à bec pour un final symétrique avec les Litanies à la Vierge de Charpentier, pour Mademoiselle de Guise. La version à six voix, datant de 1681-82, de cette humble prière vespérale est la plus développée et la plus aboutie, que Charpentier ait mise en musique. La ferveur ne faiblit à aucun moment tout au long de cette supplique, tantôt humble, ardente, implorante et lumineuse. Du très grand art !
Apogée de la flûte à bec à l'abbaye de Belleperche
Le lendemain Jean-Marc Andrieu est quant à lui à l'abbaye de Belleperche pour un concert donné deux fois de suite, dans une salle pleine, avec un quatuor à cordes et sa flûte à bec. Il a choisi trois œuvres sublimant la finesse et la virtuosité de son instrument préféré, qu'il joue depuis des décennies avec une maestria absolue.

Avec la Suite en La mineur pour flûte à bec alto et cordes, puis un concerto en Do majeur pour la même formation, Telemann domine largement le programme. L'œuvre immense de cet autodidacte, environ 6 000 opus, a abordé tous les genres de musique et il pratiquait lui-même un grand nombre d'instruments avec dextérité. La suite de danses et pièces de caractères en huit mouvements suit le schéma typique des danses à la française d'une créativité exubérante, proche des suites orchestrales de Bach, tandis que le concerto pétille d'une énergie débordante et d'une impressionnante virtuosité. Entre ces deux ouvrages, un concerto de Samartini pour flûte à bec alto, développe un style galant un peu plus libre, avec une superbe Sicilienne. La flûte de Jean-Marc Andrieu est entourée d'un vaillant et élégant quatuor à cordes formé par les violons de Josépha Jégard et Bérangère Maillard, l'alto de Myriam Bis-Cambreling et le violoncelle de Pauline Lacambra. Le festival s'achève sur ces accents pleins d'espérance vers une douzième édition en 2026.








