Bertrand Chamayou et la passion ravélienne
Maurice Ravel fait partie des pierres angulaires de Bertrand Chamayou. Invité par le Festival de Pâques d'Aix-en-Provence pour un récital qui lui était entièrement consacré, le pianiste évoque pour nous à cette occasion les liens étroits qui l'unissent au compositeur, mais aussi l'importance de la transmission dans sa carrière.
ResMusica : Ravel fait partie de vos compositeurs de prédilection depuis vos débuts. Quel est votre premier souvenir de ses pièces pour piano ?
Bertrand Chamayou : J'avais à peu près 8 ans. Je venais de commencer le piano ; je n'avais donc pas un grand niveau. J'avais un copain qui faisait du piano et il avait une bibliothèque de partitions. Je suis tombé sur celle des Jeux d'eau. Je l'ai vue avant même de l'entendre. Elle est très noire de notes. Même pour des gens qui ne liraient pas la musique, c'est très graphique. On visualise des cascades, des rivières, des fontaines et le trajet de l'eau. Cela m'avait fasciné parce que je n'avais jamais vu une telle partition à cette époque et j'avais très envie d'entendre la pièce. Puis, un autre souvenir concomitant, à peu près de la même année, du pianiste Vlado Perlemuter qui avait donné un concert à Toulouse où il avait joué les Jeux d'Eau. Perlemuter avait étudié avec Ravel dans les années 1920. C'est comme une rencontre avec une musique. Enfant, j'ai été obsédé par Ravel. J'ai voulu tout découvrir. J'ai acheté les disques de l'intégrale pour piano par Perlemuter.
RM : Quel âge aviez-vous lorsque vous avez commencé à découvrir l'univers ravélien ?
BC : Entre 8-10 ans. Ma professeure avait aussi bien connu Perlemuter et plein de gens qui avaient côtoyé notamment Ravel, Marguerite Long. J'ai commencé à travailler ce que je pouvais. D'abord, le petit Prélude en la mineur. C'est la première pièce que j'ai pu jouer enfant, celle que j'avais identifiée comme la plus « jouable » pour mon niveau. Mon but était de jouer les Jeux d'eau. Cela s'est produit vers dix, onze ans. J'ai à peu près appris toute l'œuvre de piano solo entre mes 9 ans et mes 16 ans.
C'est une période de musique que j'ai passionnément aimée. J'avais comme une obsession aussi pour le début du XXe siècle et d'autres compositeurs comme Debussy, Stravinsky, Falla, les Espagnols, Prokofiev… Quand on développe un univers, il y a toujours une sorte de système solaire avec des planètes qui tournent autour d'un soleil. Ravel a toujours été un point central pour moi, un point d'ancrage. Finalement, toutes mes rencontres avec les autres compositeurs qui sont de la même époque, ont pour moi tourné autour de Ravel d'une certaine manière.
RM : Auparavant vous aviez déjà joué l'intégrale de ses pièces pour piano. Y a-t-il une différence dans votre approche ? Est-ce qu'elle s'inscrit dans une autre démarche ?
BC : C'était il y a dix ans. Il y a une différence forcément, mais je ne dirais pas que c'est une autre démarche. La différence s'est faite avec le temps. D'une manière générale, je ne cherche pas trop à conceptualiser mes interprétations. J'essaye d'écouter ce qu'une forme de spontanéité me dit par rapport au texte. J'étudie énormément. Je fais pas mal d'associations et des déductions. J'ai toujours une envie de relier les choses de façon extrêmement intuitive et spontanée. Très naturellement en fait. Souvent, je pars d'un déchiffrage. J'essaie d'avoir le moins d'influence extérieure possible à ce moment-là. En général, mes évolutions sont de l'ordre de l'architecture, mais j'ai l'impression de découvrir l'esprit général pratiquement dès la première lecture. J'essaye toujours de m'y raccrocher parce que c'est la relation la plus forte qu'on puisse avoir. Je n'aime pas parler de vérité, mais c'est peut-être là que se cache sa propre vérité dans la relation qu'on a avec un texte musical ou un auteur. Je peux lire beaucoup de choses après, mais cela ne transforme pas fondamentalement mon regard sur une partition.
Je ne peux pas décréter que je vais prendre un tempo beaucoup plus lent. Si cela arrive, c'est qu'il y a une nécessité intérieure. Déjà, j'ai une tendance à faire des modifications sur scène d'un concert à l'autre. Même en trois jours il peut y avoir pas mal de différences. Je n'écoute pas beaucoup mes disques mais à la radio, lorsqu'ils sont diffusés, je me rends compte des différences, sauf que je ne les ai pas conceptualisées ou décidées, elles vont dans le sens d'une plus grand liberté.
Le stade de l'interprétation, c'est quand on arrive au-delà de l'idée même du respect ou non d'un texte. Comment on la convertit en une matière organique, en un geste, une sensation. Je joue ces pièces depuis 30 ans, je les ai enregistrées au bout de 20 ans. Et 10 ans plus tard, en les laissant reposer puis en y revenant, quelque chose opère naturellement, comme si cela rentrait de plus en plus dans le système.

RM : Pour un concerto, peut-il y avoir des moments où votre vision est différente de celle du chef d'orchestre ?
BC : Ah oui, cela change à chaque fois. Et j'aime bien cet aspect là. J'ai horreur des approches figées et j'apprécie le fait de jouer avec des gens différents. Évidemment, c'est comme dans n'importe quelle relation humaine ! On peut bien s'entendre avec des gens très différents et ils révèlent une phase de vous-même différente à chaque fois. Et c'est passionnant ! Soi-même on ne change pas fondamentalement. On va plus dans une direction en fonction de l'échange. Si c'est pour arriver avec un concept figé et dire « maintenant, accompagnez- moi », pour moi, ce n'est pas ça la musique ! La musique, c'est une affaire de partenariat, de relations. C'est de la communication. Le chef, chacun des musiciens présents, et je dirais même après, quand on joue en public, d'une manière presque inconsciente, la présence des gens, la salle de concert, l'acoustique, tout a une influence. A la fin, c'est une expérience différente. Même dans les choses qui paraissent figées, ça ne l'est jamais. Une même salle de concert ne sonne jamais deux fois exactement pareil. Le bois va vieillir et va se transformer. La température change. Même les pièces solos, je sais qu'elles seront différentes d'un soir à l'autre. Je ne sais pas de quelle manière mais ça le sera forcément !
RM : Votre album « Fragments » propose un répertoire très original. Aviez-vous l'intention de le sortir pour l'anniversaire de Ravel ou ce n'est pas forcément lié ?
BC : C'est quand même lié. Pour la plupart de mes projets, il s'agit de répertoires que j'ai porté depuis mon enfance comme pour Messiaen et Liszt… Ce sont des évidences et cela me paraît logique d'aboutir à un enregistrement. Le Satie était une histoire complètement différente. Au débotté. « Fragments », c'est encore plus inattendu. C'est ce qu'on appelle un rush release. Le disque est sorti deux mois après être rentré en studio. Entre le moment de sa sortie et l'idée même de le réaliser, il s'est écoulé quatre ou cinq mois ! C'est un peu lié certes au fait que je joue beaucoup Ravel, mais aussi à mon activité de directeur artistique du Festival Ravel. J'avais l'impression que beaucoup de gens attendaient que je fasse quelque chose aussi pour cet anniversaire. Je m'étais dit que c'était peut-être le moment d'enregistrer les concertos mais je les ai joués avec tellement de gens différents qu'à la fin, j'avoue ne même pas savoir aujourd'hui avec qui ! Donc j'attends un peu ! J'avais aussi envie de faire des œuvres de musique de chambre, mais c'était impossible à planifier donc j'ai décrété que tant pis, il n'y aurait pas d'album pour cet anniversaire.
RM : Quel a été le point de départ de ce disque ?
BC : Plusieurs pièces. J'étais en train de faire ma programmation pour le festival et je me suis dit que c'était un peu dommage de ne rien proposer. Et puis, cela m'est venu d'un coup. J'ai pensé à une chose assez simple, une transcription de la Valse pour piano solo. Je ne l'avais pas jouée parce que je trouvais celle écrite pour deux pianos vraiment réussie. La version pour piano seul est un peu particulière. Elle ressemble à un puzzle, ce qui n'est pas habituel chez Ravel où tout est extrêmement abouti. On a une partie qui est un peu un squelette de la Valse. Il manque plein d'éléments ! Ravel a rajouté des petites portées au-dessus et en dessous avec des éléments de l'orchestre. Mais c'est trop compliqué et cela ne marche pas. Il faudrait quatre mains pour pouvoir le faire. Les pianistes en général font leur « cuisine personnelle ». Une version de ce fait assez virtuose. Puis, j'ai redécouvert les trois fragments symphoniques de Daphnis et Chloé, des réductions intéressantes pour le piano faites par Ravel. Personne ne les enregistre ou très peu. Subitement, il m'est alors venu l'idée de collecter des pièces écrites en son hommage. Je suis parti de là en octobre dernier. Celles que je connaissais, je ne les ai pas mises dans l'album dont celle de Xenakis car elle ne sonne pas du tout ravélienne.
Après avoir vu un portrait déconstruit de Boulez photographié par César, il m'est venu l'image de celui de Ravel fragmenté. J'ai alors pensé faire un album Ravel sans être vraiment de Ravel, avec des transcriptions, aussi des œuvres ravéliennes sans être ses compositions, pour faire un enchevêtrement de pièces. J'ai eu l'idée du son général et de l'ambiance de l'album. J'avais envie qu'il y ait une frontière difficile à déterminer entre ses œuvres et celles qui ne l'étaient pas. J'ai fini par inclure mes transcriptions. Un chœur à capella, les Trois beaux oiseaux du paradis, une pièce que j'adore. Quand j'ai un moment de détente, j'arrête de travailler et je prends des partitions. J'ai choisi une série de pièces et j'en ai même découvert au passage. Celle de Sciarrino, De la nuit, est assez incroyable. Ce sont des tronçons de Gaspard de la nuit, d'Ondine et de Scarbot, comme un collage. C'est exactement mon idée d'un portrait presque cubiste. Cette pièce est venue en décembre. J'étais avec Barbara Hannigan en tournée aux États-Unis et au Canada. Elle m'a parlé de Sciarrino et je me suis dit que cette pièce serait parfaite pour l'album. Je n'y avais pas pensé. Je l'ai apprise pendant notre tournée.
RM : Ce processus d'enregistrement semble extrêmement rapide…
BC : Oui, on a fait l'album en deux jours. Je suis entré en studio le 21 décembre et on avait le master le 23 décembre. Ils éditent, ils montent, ils mixent en même temps que j'enregistre. On a fait seulement 48 heures d'enregistrement, mais très remplies. J'ai dormi quatre heures et je n'ai fait qu'enregistrer. Le lendemain, je suis rentré à Paris et à 9h00 du matin, on avait le master. Je l'ai juste réécouté en partie. Quand je dis « rush release », c'est vraiment ça.
RM : Quels conseils donnez-vous aux jeunes musiciens qui abordent Ravel ?
BC : Je donne presque les mêmes conseils quel que soit le compositeur. Je n'aime pas trop la pédagogie où on se contente de recettes. Souvent, des professeurs disent comment jouer tel tempo de telle pièce, tel accent ou telle dynamique chez Ravel. Personnellement, je n'en sais rien ! On prend un texte, on essaie de voir ce qu'il nous raconte. Je peux parler éventuellement de quelle perception j'ai, de ce qui me semble être peut-être la personnalité de Ravel. Qu'est-ce que cela nous dit en termes émotionnels et de sentiments ? Presque tous les textes s'abordent de la même manière en réalité. La question de la stylistique, c'est se glisser dans la peau d'un personnage avec la perception qu'on a d'une époque parce qu'on ne reproduira jamais le XVIIIe siècle par exemple. C'est plus la perception qu'on en a aujourd'hui au XXIe siècle. Donc, j'essaie de voir chez l'élève ce qui peut réellement aider chacun.
RM : Quelles sont les difficultés qui reviennent le plus souvent ?
BC : Souvent, ces problèmes sont d'ordre psychologique. Vous avez le rapport de quelqu'un à son instrument. Il y a une grande peur face à lui. C'est souvent un comportement qui est le reflet d'une attitude qu'on développe. Beaucoup d'élèves sont rétractés et ont beaucoup de mal à exprimer des choses. On se met à utiliser la touche comme un interrupteur.
En fait, le doigt est une prolongation de tout le corps. C'est comme s'il y avait une pellicule de coton d'un millimètre. On est dans un contrôle, comme si on avait des amortisseurs parce qu'on a peur. Tout l'enseignement est d'apprendre physiquement comment on fait partie intégrante de l'instrument. Comment par l'utilisation naturelle de la main, on va essayer au contraire d'extraire le son du piano et utiliser l'ensemble du corps. Pour cela, il faut énormément s'affranchir des peurs fondamentales. La deuxième couche est un aspect purement musical. Comment arriver à s'extraire d'une partition ? En l'étudiant énormément et en essayant de transmettre ce qu'on entend et ce qu'on voit. En se connectant au caractère qu'on veut communiquer.
Et la troisième, c'est une lucidité encore plus forte. Arriver à se connaître. Je pense qu'on passe toute notre vie à essayer d'apprendre à se connaître. Ce n'est pas facile, de nombreux jeunes sont talentueux mais se font avoir parce qu'ils veulent absolument être quelqu'un qu'ils ne sont pas. Le rôle d'un professeur, ce n'est pas de leur dire qui ils sont et ce qu'ils doivent faire, mais de les aider, les amener à comprendre quelles sont leurs qualités, éventuellement leurs défauts. Comment on peut transformer un défaut en une qualité. Et ne pas s'acharner dans une mauvaise voie.
RM : Qu'avez-vous observé au cours de vos années d'enseignement ?
BC : J'ai enseigné quatre ans au Conservatoire de Paris il y a longtemps. J'y ai beaucoup appris, notamment de quelle manière dialoguer avec un élève, lui tendre une sorte de miroir. Certains étaient obsédés par le côté « je veux être solide ». Ils se concentraient uniquement sur la façon de bien jouer. Et même si c'était le cas, ce n'était pas suffisamment bien pour atteindre ce quelque chose de spécial qui puisse faire envisager une carrière solide. Inversement, d'autres un peu moins bons avaient une polyvalence extraordinaire et d'infinies connaissances. Vous direz alors qu'ils ne seraient sans doute pas de grands solistes, mais peut-être de formidables accompagnateurs, chambristes, ou qu'ils pourraient réussir dans l'enseignement ou même la programmation théâtrale, le journalisme. Il est sécurisant d'imaginer que ces élèves-là avaient beaucoup plus de possibilités. Des gens s'obstinent dans une mauvaise voie. Tout le monde autour s'en aperçoit, sauf la personne elle-même.
Le rôle du professeur est d'amener l'élève à ne pas être son propre ennemi, à comprendre vers où aller. Je donne beaucoup de conseils d'ordre pianistique pour aider les élèves à aller dans le sens de leur nature. Je pose beaucoup de questions pour les amener à se les poser aussi et surtout à essayer d'y apporter leurs propres réponses.
Travailler avec des compositeurs d'aujourd'hui est une très bonne chose parce qu'on comprend que tout cela est une matière vivante. J'incite beaucoup les élèves parce que c'est une chance. C'est quand même fou dans la musique classique ! Beaucoup s'arrêtent à un certain répertoire. On ne saisit pas cette occasion de jouer pour les compositeurs d'aujourd'hui. C'est dommage. Cela permet de comprendre la flexibilité, la relation vivante d'un auteur par rapport à son propre texte. Si on l'applique après à des textes plus anciens, c'est très intéressant. Cela désacralise beaucoup de choses et enlève beaucoup de peur. C'est pour cela qu'on se retrouve bien aussi avec Barbara (Hannigan) par exemple sur le sujet de la création et de la transmission.
RM : Un mot sur cette étroite collaboration que vous venez d'évoquer. On va vous retrouver en 2026 justement dans Ravel à Göteborg, puis à Lausanne dans un programme totalement inédit !
BC : Effectivement, j'ai convaincu Barbara de faire ensemble le Concerto en sol ! Je suis sûr que cela va très bien fonctionner car nous nous connaissons tellement bien ! Et le GSO est un excellent orchestre. Avant cela, il y aura la Irish Suite d'Henry Cowell avec l'Orchestre de chambre de Lausanne. J'ai toujours voulu jouer cette œuvre. Elle se joue exclusivement dans les cordes du piano qui est utilisé comme une harpe. On n'appuie aucune touche. Je joue en pinçant, en effleurant ou en grattant les cordes. Il faut que j'apprenne à savoir où sont les notes et je suis en train de travailler dessus. C'est un gros challenge mais c'est le genre de défi que j'aime. Ensuite, j'irai au clavier et je jouerai la Malédiction de Liszt pour piano et orchestre qui est une pièce assez étrange.









