Artistes, Compositeurs, Portraits

Ernest Chausson, entre Wagner et Debussy

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Comment peut-on être wagnérien ?

Chez les Chausson, Debussy jouant des extraits de Parsifal, 1893, Jeanne Chausson sur le divan (Image libre de droit)

Né le 20 janvier 1855, grandit dans un milieu bourgeois aisé, éduqué par un précepteur qui réveille en lui la fascination pour l'art et la littérature, et un professeur de piano qui lui transmet le virus de la musique. Afin de répondre aux attentes du père, le jeune homme s'inscrit docilement à la faculté de droit où il rencontre des condisciples  attirés comme lui davantage de l'art que du charme des paragraphes, tel le poète Maurice Bouchor dont Chausson mettra en musique bon nombre de textes – ou le Hongrois Léopold Cesare, ce Don Juan bon vivant qui prépare un doctorat. Néanmoins, sa culture littéraire et musicale lui ouvre les portes vers le monde huppé du salon de Berthe de Rayssac où affluent les poètes, les peintres et les musiciens à la page. Chausson le néophyte y reste plutôt taciturne au départ, mais il saura se distinguer par sa virtuosité comme pianiste. Comme chambriste, il nouera une profonde amitié avec le peintre Odilon Redon, violoniste accrédité ici, mais surtout avec l'hôtesse, le soprano qui aime se produire devant son cénacle. Notre pianiste reste toutefois tiraillé entre le droit, la poésie (qu'il a déjà effleurée) et la musique. Que faire dans sa vie ? De retour à la faculté, il confesse à Mme de Rayssac, devenue entretemps sa protectrice et qu'il appelle sa marraine : « Je remarquai que le doctorat me serait certainement utile, ne fût-ce que comme procédé d'esprit et pour raffermir mes idées ». D'autre part, notre jeune homme de 20 ans souffre de la solitude d'un cœur qui rêve d'amour. L'exutoire ? Son roman Jacques, une épopée autobiographique de 380 pages sur un jeune héros exalté aux rêves d'un amour inaccessible du genre Werther de Goethe, mais inspiré par Fromentin et Flaubert tout autant que par la Symphonie fantastique de Berlioz. A 19 ans, Chausson avait découvert les impressionnistes dans l'atelier Nadar et les œuvres de Maeterlinck, Mallarmé, Huysmans, Loti, Villiers de l'Isle- et Ibsen : son accès au symbolisme qui allait dominer dans ses propres œuvres.

Son diplôme d'avocat en 1877 coïncide avec les premières compositions, des mélodies et une sonatine pour piano à 4 mains. Mais tout cela lui semble de qualité modique. Il s'adresse à Jules Massenet pour se procurer au Conservatoire le bagage essentiel de la composition. L'été 1878 conduit Chausson pour la première fois à Munich où, à l'opéra, il tombe aussitôt sous le charme de Wagner : L'Or du Rhin, Siegfried, Crépuscule des Dieux. C'est là qu'il rencontre son futur ami Vincent d'Indy qui évoque ce nouveau venu dans une lettre à sa femme : « C'est un garçon bien élevé, un peu timide… ». De retour à Paris, Chausson descend avec sa famille à la Côte d'Azur où il réussit sa première œuvre importante, la Veuve du Roi basque, un opéra inspiré d'une légende du moyen âge, et les mélodies Le Charme et L'Albatros, le seul poème de Baudelaire mis en musique par Chausson.

En janvier 1881, Chausson est admis dans la classe de César Franck, comme la plupart des élèves qui ‘passent par' Massenet pour accéder ensuite à l'enseignement de Franck, dans la « bande à Franck ». Le voilà qui développe peu à peu ses traits personnels : la succession harmonique par chromatismes et le principe cyclique à la Franck. On lui propose de se présenter au prochain concours du Prix de Rome, mais son travail sera refusé : une cantate sur un texte dérisoire qu'on lui avait imposé.

Il quitte Paris, invité par Mme de Rayssac et entouré de sa famille. On se retire dans une vallée du pays gruyérien en Suisse, à Montbovon, où il s'attaque à son Trio op. 3, une idée quelque peu saugrenue : quelle carrière débuterait par un trio ? Chausson prend sa revanche sur le Conservatoire qui vient de refuser sa cantate. La maîtrise de la composition révèle son indépendance vis-à-vis des écoles ambiantes. Il y investit ses acquis en termes de structures (forme de sonate, principe cyclique) et d'harmonie (modulations, richesse mélodique), impatient de le jouer devant Franck et d'entendre la réaction de son professeur, qui se solde par un jugement positif.

Pendant un prochain séjour d'été à Bayreuth en 1882, il retrouve la cohorte des wagnériens venue de Paris. Emballé par un autre Parsifal, Chausson se permet de lorgner le vieux compositeur présent ce soir dans sa loge : quelle figure colossale ! L'impact de Wagner va se manifester sans doute dans son op. 5, le poème symphonique intitulé Viviane, une excursion dans la matière bretonne avec la forêt de Brocéliande autour du roi Arthur. L'orchestre aux timbres impressionnistes nous emmène dans le labyrinthe boisé où se cache l'enchanteur Merlin, ensorcelé par la fée Viviane, mais recherché par les chevaliers. L'approche de ces derniers va accentuer le dilemme de Merlin entre l'amour pour la fée et la fidélité à son rôle de chevalier, musicalement entre les sons oniriques  (glissandi de la harpe, avancée chromatique et mouvement ondoyant dans les cordes):

mouvement ondoyant dans les cordes

…et l'appel impérieux des trompettes de chasse entendues de loin qui déclenchent des remous dramatiques dans l'âme de Merlin, mais qui, en fin de compte, s'esquivent en déclarant forfait, tout en évoquant en filigrane le motif de l'amour. Dans ce poème symphonique x-fois remanié, Chausson fait preuve de maîtrise par le jeu original entre les registres et les couleurs de pastel dans l'orchestre : Debussy lui en saura gré. L'exécution à la salle Erard en début d'avril 1883 lui remporte des critiques élogieux : « très fouillée, très sincère, très en avant ».

Printemps 1883. A peine marié avec Jeanne Escudier, une alliance d'ailleurs fortement applaudie par Mme de Rayssac (« Mon filleul est fiancé, heureux. Voilà sa vie fixée avec une femme chrétienne. Je rends grâce à Dieu de tout mon cœur… »), le couple traverse l'Allemagne pour un nouveau Parsifal à Bayreuth, puis c'est les escales à Trieste (chez son ami Léopold Cesare) et à Venise, avant le retour via Milan et Bâle. En 1884, Chausson se propose de hisser son maître César Franck au premier plan du monde musical de l'époque, étant donné que son œuvre n'a toujours pas conquis le grand monde. Il organise deux concerts qui sollicitent la crème parisienne, en vue de lui faire décerner la Légion d'honneur.

Jouissant entretemps d'une certaine aisance (épouser la fille d'un milieu fortuné peut s'avérer utile !), il pratique littéralement la miséricorde en face des démunis qui frappent à sa porte. Imbu d'un mysticisme religieux auquel renvoie sa volumineuse bibliothèque, il pratique une hospitalité hors normes. Par ailleurs, le no. 2 du Bd. de Courcelles devient le « havre d'art » où l'on se promène dans une galerie de tableaux (du Degas, à côté des Delacroix, Gauguin, Millet, Corot, Manet, Renoir, Signac) et où se donnent rendez-vous ses amis Mallarmé, Degas, Maurice Denis et des musiciens comme d'Indy, Duparc, Albéniz et Debussy.

En été 1884, il rumine son drame lyriqueHélène, un projet abandonné en cours de route. Mais le séjour prolongé à Cannes en 1886, va canaliser son esprit dispersé vers une nouvelle œuvre qui cette fois-ci aboutira : L'Hymne véridique pour les morts op. 9 sur un poème de Leconte de Lisle pour chœur et orchestre. C'est la plongée dans un univers hindou, un texte pénétré d'images funèbres (accentuées par un chœur homophone et sombre, au rythme inéluctable) et de coloris exotique, l'imaginaire hindouiste étant mis en valeur par une orchestration sophistiquée. De plus, Chausson reprend des éléments wagnériens comme par exemple le fameux  accord de Tristan en guise d'introduction du vers   « Ne brûle point celui qui…» :

La référence à l'accord de Tristan

En 1888, il revient à son vieux projet duRoi Arthus, une autre incursion dans la matière bretonne. Le cosmos du mystère moyenâgeux enfouis dans les forêts de la Bretagne est comme une échappatoire pour les âmes sensibles de l'art symboliste : fuir la modernité bruyante de l'ère industrielle, s'enfuir dans un monde imaginaire pour célébrer une sorte d'introspection, sonder les forces de l'inconscient – un réflexe romantique, en somme. La mise au point de son opéra (le livret compris) va l'occuper pendant une dizaine d'années. Il en discute avec ses amis (d'Indy, Duparc, Poujaud) qui le mettent en garde contre l'impact wagnérien : « …pour nous débarrasser de la préoccupation de cet homme énorme et de ses œuvres, il faut un effort surhumain… » (Duparc).

Dans le Prélude, la musique oscille entre deux expressions contradictoires : d'une part l'agitation fiévreuse de la galopade chevaleresque, soit des triolets aboutissant sur une série d'accords pathétiques, tenus et homophones au fortissimo (le thème d'Artus) et très proches de la Porte de Kiev de Moussorgsky ; d'autre part l'atmosphère de mystère par les appels lointains des cors soutenus par les trémolos au pianissimo des cordes et le toc-toc feutré des noires pointues dans les basses. Quant aux péripéties de Lancelot, Chausson livre un exploit extraordinaire autour de l'amour (adultère) entre le chevalier et la reine Genièvre, le chant de l'amour exalté, introduit par le bruissement des deux harpes et le thème de l'amour entonné au loin par les deux cors au-dessus du tapis des  cordes, ce duo « délicieux » qui conduit de la sixte parallèle à la tierce :

L'opéra aboutit aux scènes bouleversantes du suicide de Genièvre au bord de la mer, d'un Lancelot blessé à mort et du deuil d'Arthus qui, empreint de charité, a pardonné à Lancelot : une tournure chrétienne où les émotions transparaissent dans une musique retenue et limpide, moins pathétique que dans le Tristan de Wagner.

Le Concert pour Piano, violon et quatuor à cordes op. 21, couvé entre 1889 et 1991, s'ouvre sur l'âpreté de la quinte et de la quarte à l'unisson, repris comme geste viril aussi au troisième mouvement à côté d'un thème pétillant, le scherzo se montrant plutôt filigrane aux touches impressionnistes. Debussy, l'ayant entendu à Bruxelles, adresse à son ami des compliments.

L'amitié étroite entre Chausson et le violoniste-étoile de l'époque Eugène Ysaïe devra inévitablement aboutir à un concerto pour violon, mais la mise au point du Roi Arthus n'admet pas le moindre travail accessoire, si bien qu'il repousse le projet, tout en méditant sur une forme plus libre : en voici le Poème pour violon et orchestre op. 25 de 1896 basé sur la nouvelle de Tourgueniev, Le Chant de l'amour triomphant.  L'introduction orchestrale, tenue dans une teinte plutôt feutrée et sombre, fait apparaître des agencements harmoniques que l'on retrouve dans Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy (créé en 1894), tangible déjà dans les mesures 12 à 20 par l'avancement des harmonies dans les bois et la ligne descendante du hautbois et de la clarinette :

… pour céder le podium au seul violon solo qui entonne son chant d'amour, ce premier thème lyrique qui oscille entre le mi bémol mineur et le sol bémol majeur et repris aussitôt par l'orchestre :

 

Dans le soliloque qui en découle, le thème figure comme cantus firmus enguirlandé de croches et double-croches du jeu de double-corde ; une séquence d'introspection dont la partition ressemble aux passages analogues de la fameuse Chaconne en ré pour violon seul de Bach :

Après qu'un deuxième thème ait fait son apparition en s'affirmant le long de parties fiévreuses et de tonalités sombres, il plane finalement dans les violons et les flûtes, au-dessus de la harpe, avant que les cuivres revendiquent martialement le thème de l'amour repris par tous les registres dans une sonorité étoffée, dense et impérieuse. Si certains se sont crus obligés de dénoncer la « grisaille mélancolique » ou les « dissonantes combinaisons » de cet œuvre, Paul Dukas en est le défenseur incorruptible, en parlant d'un « véritable poème musical, d'une belle profondeur de sentiment et d'un travail fort délicat ; page élégiaque qui apparaît comme une des plus séduisantes de son auteur. »

Veyrier est le site idyllique au pied du Mont Salève (Genève) où Chausson compose son Quatuor avec piano en la-majeur op. 30, une œuvre qui contraste avec le côté mystérieux et introspectif dans d'autres compositions. Ce nouveau quatuor est né sous le soleil, une œuvre exubérante où le biographe discerne des corrélations avec le quatuor à cordes de Debussy, surtout là où le travail thématique s'appuie sur la quarte :

Deux fois la quarte qui mène la danse

En suivant le principe cyclique, les quatre mouvements reprennent en écho les premiers thèmes et qui aboutissent au chant solennel final, un véritable hymne à la joie de vivre.

Chausson ne tient jamais longtemps sur place, baladant sa famille tous azimuts. Pendant un séjour à Glion au-dessus du Lac Léman en octobre 1898, il s'attaque au premier mouvement de son Quatuor à cordes op. 35, un vrai joyau d'une écriture épurée où il désire atteindre au style personnel, affranchi contre les effluves franckistes ou debussystes. Le violoncelle joue le rôle d'initiateur par sa ligne ascendante qu'il relance au premier violon qui, de son côté, va en dessiner un grand arc. Puis c'est l'avancée des quatre instruments, le long d'un parcours de plus en plus dramatique, pénétré d'un chromatisme harmonique où toute référence tonale risque de s'esquiver :

 

Le troisième mouvement (écrit à Limay en Yveline), à l'allure énergique et aux rythmes pointés, nous permet d'entrevoir en palimpseste les derniers quatuors de Beethoven (dont J. Gallois cite l'opus 127). Quant à la répartition des rôles ce quatuor tient la promesse d'un équilibre parfait. A noter ici les fréquentes interventions thématiques offertes à l'alto.

Impatient comme toujours d'aller se dégourdir les jambes il quitte le manuscrit du quatuor inachevé (complété par Vincent d'Indy) pour une sortie en bicyclette avec sa  fille Etiennette à au bord de la Seine. Chausson fait une chute mortelle. Nous sommes le 10 juin 1899. Après avoir été éclipsé par les courants modernes au tournant du siècle, la musique de Chausson a retrouvé ses admirateurs et des critiques qui voient la qualité unique de son langage, et J. Gallois de citer Jacques Lonchampt en 1962 : Sa musique « vous tient le cœur en alerte et ne laisse jamais assoiffés : avant tout, elle chante, elle est poésie ».

SOURCES

GALLOIS Jean, , Editions Fayard, Paris, 1994.

GROVER, SCOTT Ralph, : the man and his music, Lewisburg : Bucknell Univ. Press, 1980.

CHAUSSON Ernest, volume de 25 articles de la revue Ostinato rigore (no. 14), éd. Jean-Michel Place, Paris, 2000.

DISCOGRAPHIE

Trio op. 3 : Trio Wanderer, CD (PAN), 1993.

Viviane op. 5 : Orchestre du Capitole de Toulouse + Michel Plasson – Youtube (partition synchronisée)

Concert pour piano, violon et quatuor à cordes op. 21 : Jacques Thibaud, Alfred Cortot+quatuor à cordes, 1931 – Youtube (audio) ; Janina Jansen, Sunwook Kim+quatuor à cordes, Utrecht 2022 – Youtube (film).

Le Roi Arthus op. 23 : Nouvel Orchestre philharmonique, Chœur de Radio France + Armin Jordan, 1985 – CD (Erato) – Youtube (audio).

Poème pour violon op. 25 : Zino Francescatti, Philadelphia Orchestra + E. Ormandy, 1950 – CD (dvg) – Youtube (audio)  ;Christian Ferras, Orchestre Natonal de Belgique+ G.Sebastian, 1953 – Youtube (part. synchr.) ; Anna Tifu, Orchestre philharmonique de Radio France + M. Frank – très beau – Youtube (film).

Quatuor à cordes op. 35 : Doris String Quartet – CD (Chandos) – Youtube (audio)

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