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Contre l’accessibilité

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« Rendre la musique classique plus accessible » est une formule si courante qu’elle tient lieu de mantra qu’on répète sans y penser.

À travers elle, tout semble concourir à faire de l’accessibilité une valeur suprême sans réfléchir à l’histoire du terme et au bienfondé d’en faire une telle priorité. Là où il n’y a rien d’évident à devoir la consacrer comme l’alpha et l’oméga de la défense de la musique classique. Au contraire, la rhétorique de l’accessibilité est au moins trois fois piégeuse dans les représentations qu’elle colporte : du public (qu’elle enferme dans une échelle des accès), de la médiation (dont elle induit une pensée toute logistique) et de la musique elle-même (qu’elle vient violemment cliver).

Dans L’Espace public (1962), Jürgen Habermas montre qu’en inventant la publicité, la société bourgeoise a mis en équivalence la démocratisation culturelle et l’accessibilité, avec ce que leur confusion emmène de logiques de tapages, de jeux clientélistes ou autres capillarités partenariales. Soixante ans après les éclairages d’Habermas, l’amalgame entre rayonnement de la musique et « accessibilité » a fait la preuve de son efficacité relative, c’est-à-dire de son inefficacité certaine. Peut-être, avant tout, parce qu’elle consiste à mettre tous les « non-accédants » dans le même panier. Vouloir « rendre la musique classique plus accessible », c’est envisager le public du seul point de vue de son accès, appuyer une ligne de partage entre celles et ceux qui accèdent au classique d’une part et celles et ceux qui n’y accèdent pas d’autre part. Si la recherche de nouveaux publics se pensait moins comme une conquête que comme une rencontre, les institutions cesseraient de s’adresser à la masse informe du « grand public » pour trouver des chemins discursifs autrement avisés selon qu’elles s’adressent aux membres d’un photo-club, à telle communauté de conchyliologistes ou au lectorat de Dragon Ball Z. Mais quand bien même elles se chercheraient des complices en visant spécifiquement des niches de « non-accédants », le terme d’« accessibilité » lui ferait faire des hiérarchies discriminantes (souvent âgistes) en lui donnant l’impression de mieux servir sa mission civilisatrice par des actions auprès des followers de tel influenceur TikTok plutôt qu’à des associations de retraités (supposés plus « civilisés » ?). Parce qu’à penser le public comme un tout homogène dans ses « non-accès », les dispositifs de démocratisation guidés par l’« accessibilité » expliquent à tous les présumés « non-accédants » « tout ce que vous avez voulu savoir sur telle œuvre » sur le ton d’un gai savoir qui surjoue sa vitalité et, par là même, confirme son artificialité.

Comment se fait-il alors que les musicologues croient servir la musique en parlant comme des audioguides pour enfants ? En jaugeant l’accessibilité d’une parole selon la norme ISO 24495-1:2023, on tue dans l’œuf tout enjeu poétique dans la médiation en préjugeant d’un niveau standard des destinataires, en les assignant à l’endroit de leur non-expertise et en ne convoquant jamais leur sensibilité ou leur imaginaire qu’en bout de course. Le « Et vous ? Qu’en pensez-vous ? » étant très rarement suivi d’une écoute approfondie des réponses du public et pratiquement jamais du moindre débat. Parce que la recherche d’une langue moyenne pour public moyen, suit une vision par trop logistique de la médiation, alors enfermée dans le paradigme décidément descendant de la démocratisation. Alors que le réseau Futurs Composés et l’association Opale publiaient récemment les résultats d’une enquête sur les pratiques de médiation dans les musiques de création, les retours apportés par 150 adhérents du réseau ont permis de montrer que leurs pratiques de la médiation musicale relèvent majoritairement de cette logique descendante ou uniformisante de « démocratisation » (sous la forme de prises de paroles préparatoires au concert) alors même que la programmation et les valeurs artistiques défendues par les collectifs, compagnies, structures, festivals du réseau penchent plus généralement vers les paradigmes de la démocratie culturelle et des droits culturels. Tout se passe donc comme si les activités de médiation musicale ne bénéficiaient pas de l’élan d’horizontalisation qui fait pourtant évidence dans les orientations esthétiques des mêmes institutions.

À réduire la médiation à des procédures satisfaites de leur opérationnalité, comptables de leur nombre de bénéficiaires pour se faire encore mieux indifférentes à la singularité de chaque imaginaire, les tentatives de « rendre la musique classique plus accessible » reviennent alors à organiser des topos un peu pédagogiques, beaucoup chaleureux, passionnément ronflants et surtout comparables aux manipulations d’un Harold Burris-Meyer qui orientait les haut-parleurs vers le plafond de la salle pour que le public ait l’impression d’un son venant d’une sorte d’au-delà. Comme l’a relevé Juliette Volcler, c’est aussi lui qui amplifiait les applaudissements pour renforcer le sentiment d’adhésion du public : « Si les applaudissements du public sont simultanément captés et rediffusés, ce dernier pense qu’il applaudit plus fort qu’il ne le fait en réalité et redouble d’efforts. Cette technique permet parfois d’obtenir jusqu’à cinq “encore” de plus que la même pièce, avec le même public, sans ce renforcement[1]. »

Voilà comment la rhétorique de l’accessibilité revient à jouer le jeu de l’injonction à l’audibilité jusqu’à organiser une préférence systématique pour les musiques dites « accessibles » dans une vision séparatiste des styles musicaux qui profite toujours aux gagnants des applaudimètres amplificateurs. D’autant plus que, dans son démocratisme en trompe l’œil, l’exigence d’« accessibilité » organise une coupure infranchissable entre les pratiques professionnelles et les pratiques musicales amateurs qui ne se trouvent jamais intégrées dans les équations de celles et ceux qui réfléchissent à la diffusion musicale en termes d’« accès ».

[1] Entretien avec Juliette Volcler, Annales de Métaclassique vol. 2, éditions Aedam Musicae, 2022.

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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2 commentaires sur “Contre l’accessibilité”

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